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Une nuit en philosophie, à l’école normale supérieure, à Paris, Romain Parlier, Le Monde (5 juin 2010)

dimanche 6 juin 2010

Une nuit en philosophie, à l’école normale supérieure, à Paris

Pour lire cet article de Romain Parlier sur le site du Monde

Rarement les murs de l’auguste établissement de la rue d’Ulm auront connu telle affluence. Plus de 1 800 personnes, selon les organisateurs, se sont pressées dans la nuit du vendredi 4 au samedi 5 juin au sein des locaux de l’école normale supérieure, à Paris, pour la première édition de la "nuit de la philosophie".

De 20 heures jusqu’à l’aurore, sous une chaleur estivale, les visiteurs ont enchaîné conférences, lectures de textes, représentation théâtrale, installations sonores, débats, projections. Toute l’école était mobilisée pour cet événement, inspiré d’initiatives similaires et très populaires outre-atlantique. "C’était une idée émergente avec le département de philosophie, que nous avons concrétisée dans une joyeuse improvisation avec l’aide des élèves de l’école", explique Monique Canto Sperber, directrice de l’ENS et spécialiste de philosophie morale.

MESSAGES ENVOYÉS SUR TWITTER

Dans les couloirs de l’école, on croise André Glucksmann, venu disserter sur "Candide, héros des temps qui viennent". Reconnu par l’auditoire, il peine à se frayer un chemin dans l’impressionnante file qui s’étend devant la salle où il doit donner conférence. Un peu plus tard, c’est Muriel Mayette, administrateur de la comédie française, qui donne une lecture incandescente des Méditations métaphysiques de Descartes, tandis que se joue Rodogune, de Corneille, dans la salle des actes. Les élèves y déclament avec plus de gravité qu’au Français.

Sur le parvis, dans le hall et dans la cour, des projecteurs affichent en temps réel des messages envoyés par les participants sur le site Twitter, suscitant l’enthousiasme des plus jeunes. Attablés, vin et nourriture à portée de main, des normaliens ripaillent. A quelques mètres de là, dans une salle plongée dans l’obscurité, c’est un autre Banquet, celui de Platon, qui fait l’objet d’une installation sonore.

Dans les salles de conférences, on retrouve l’ambiance électrique qui régnait dans les amphis bondés du temps des Foucault, Deleuze, Derrida. Les enjeux politiques et la crise économique ne sont jamais loin. Captivant son auditoire, la philosophe Catherine Clément parle métamorphoses animales et binge drinking. Brillant, son confrère Robert Misrahi tente le pari d’expliquer en vingt minutes "la philosophie, la révolution, l’avenir du monde".

PUBLIC VARIÉ

On se presse aussi dans la salle Simone Weil, où se tient l’atelier "sériphilie : questions d’éthiques et séries télévisées". Les plus jeunes se sont rués sur cette occasion de revoir leurs séries fétiches, "Lost", "Buffy contre les vampires" ou "24 heures chrono" au travers du prisme des questions morales qu’elles soulèvent. "Nous souhaitions exploiter tous les modes de représentation de la philosophie : théâtre, cinéma, séries télévisées, indique Mme Canto Sperber. Il s’agissait de montrer qu’il n’existe pas de clivage entre la philosophie médiatique et la philosophie académique ; tout le monde peut être concerné par une philosophie rigoureuse et inventive."

De fait, le public était fort varié. A quelques jours de l’épreuve de philosophie au baccalauréat, on compte un grand nombre de lycéens dans l’assistance. Des élèves de classe préparatoire littéraire, mais aussi des étudiants de tous horizons s’y sont donnés rendez-vous, côtoyant un public de seniors, habitués aux universités populaires.

A mesure que la nuit défile, les yeux se cernent, l’attention devient plus difficile. Ceux venus par simple curiosité, attirés par la lumière, sont partis. Restent les plus motivés. Les philosophes François Noudelmann et Francis Wolff parlent musique, quand Peter Szendy s’attache à retracer le rôle des extra-terrestres dans l’œuvre de Kant. Des adolescents consciencieux, des dames coquettes prennent notes.

Les conférences s’enchaînent, prennent du retard : prévu en milieu de nuit, le médiatique Raphaël Enthoven ne passera qu’à quatre heures et demi. "Je suis émerveillé du monde qu’il y a", dit cet ancien élève de la rue d’Ulm, devant une salle comble. A peine perturbé par une importune qui aura passé une bonne partie de la nuit à vociférer, il se lance dans un plaidoyer convaincant pour l’enseignement de la philosophie dès la seconde. Une dernière intervention consacrée au Vertigo d’Hitchcock et le jour se lève : il est temps de partir. Non sans se féliciter, à presque six heures du matin, que tant de personnes soient encore avides de connaissances et de spéculation philosophique.

Romain Parlier