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"Madame la ministre, je ne suis qu’une doctorante parmi tant d’autres..." , par Véronique Soulé, Blog "C’est classe !", 27 février 2010

samedi 27 février 2010

"Madame la Ministre, je me permets de vous écrire afin de vous adresser mon témoignage sur la condition actuelle des doctorants en France. Il est précisément 22 heures 30. Après une journée de travail à temps plein, un travail alimentaire il va sans dire, je commence la deuxième partie de ma journée : mes activités de recherche". Le 24 février, Klara Boyer-Rossol, 28 ans, en quatrième année de doctorat à Paris VII, a posté sa lettre à Valérie Pécresse. Pour lui expliquer comment avec un bac plus huit, on pouvait se retrouver, comme elle et beaucoup d’autres, à avoir du mal à joindre les deux bouts.

Le 8 février, une intersyndicale du supérieur et de la recherche, rassemblant 19 organisations, a rendu publique une enquête sur la précarité. D’après elle, on compte de 45 à 50 000 personnels précaires - enseignants, administratifs, doctorants, post-doc, etc -, soit 20% des effectifs totaux du Supérieur et de la Recherche : des gens pas si jeunes qu’on pourrait le croire, souvent des femmes, et essentiellement dans les SHS (sciences humaines et sociales).

Présent, le sociologue Christian Baudelot (sur la photo) a dénoncé une "tendance gravissime" actuelle : "de plus en plus, le premier cycle est déserté par les enseignants titulaires et les vacataires font le boulot. On assiste ainsi à une prolétarisation du premier cycle, avec en haut des chaires d’excellence réservés aux meilleurs à qui on dit : "on va vous payer pour ne pas enseigner". Comme si cela devenait un sale boulot".

Piqué au vif, le ministère de l’Enseignement supérieur a aussitôt répliqué. Selon un rapport officiel, il n’y a pas plus de 37 000 précaires - dont 23 500 de non titulaires dans les universités. Et encore les situations sont si diverses qu’il est difficile d’en tirer des généralités.

La CPU (Conférence des présidents d’université) a réagi à son tour. Jugeant l’enquête non représentative, elle a regretté le fait qu’elle mélange des situations très diverses. Mais elle a aussi reconnu des problèmes bien réels : notamment une protection sociale insuffisante des contractuels, des niveaux de rémunération discriminants hommes-femmes, etc.

Klara Boyer-Rossol, qui a écrit à la ministre, fait une thèse en Histoire de l’Afrique sur la traite et l’esclavage à Madagascar. Pour vivre, elle assure un remplacement en tant que correctrice-vérificatrice au Journal officiel - "rien de glorieux, c’est de la saisie". Juste avant, elle était contractuelle dans l’académie de Créteil : "prof d’histoire-géo dans un lycée difficile de banlieue, j’ai tenu de septembre 2009 à janvier 2010". Et avant encore hôtesse d’accueil, au smic horaire.

"Certains jours, écrit-elle à la ministre, je puise ma volonté de persévérer dans mon intérêt constant pour la recherche. D’autres jours, je continue à travailler doublement pour le simple principe d’avoir payé 552 euros à la rentrée universitaire (les frais d’inscription).

"Mais certains soirs comme ce soir, je peine à trouver du sens à cette situation : un parcours universitaire honorable, mené dans une perspective de professionnalisation (publications, interventions lors de conférences, terrains, enseignement...) , des résultats encourageants, et malgré tout ce travail, je ne sais pas comment je vais pouvoir matériellement finir ma thèse.

"Je suis de cette majorité silencieuse qui n’a pas eu d’allocation de recherche et qui jongle quotidiennement entre activités rémunérées et études. Je suis de cette majorité silencieuse qui ne bénéficie d’aucun vrai statut (salariée tout en étant toujours étudiante). Je suis de cette majorité silencieuse qui perçoit ses débouchés comme un brouillard épais".

Sa lettre illustre bien le mal-être propre aux SHS ("l’ennemi numéro un du pouvoir", selon C. Baudelot citant le sort fait dans la réforme du lycée aux SES (sciences économiques et sociales) :

"Ce sentiment est particulièrement vivace chez mes collègues en sciences humaines. Pourtant à l’heure des débats sur l’identité nationale ou autres polémiques médiatisées, ce sont bien les chercheurs en sciences humaines - historiens, sociologues, anthropologues - qui sont sollicités pour tâter le pouls de notre société.

"Je suis un de ces futurs docteurs en sciences humaines. Et lorsque je ne troque pas un poste d’hôtesse d’accueil pour un poste de remplaçante dans une administration, ma préoccupation quotidienne est de trouver un énième CDD - les congés payés ne font pas encore partie du vocabulaire des doctorants.

"On entend parler de milliards d’euros que le gouvernement serait prêt à débloquer pour financer l’Enseignement Supérieur et la Recherche. Moi, je voudrais seulement savoir comment payer mes factures et soutenir ma thèse.

"En aucun cas, mon intention est de dépeindre un portrait misérabiliste de ma situation. J’ai fait le choix de m’engager dans la recherche et je l’ai fait avec conviction. (...) Je crois en la qualité de la recherche francophone. Mais qu’en est-il, Madame la Ministre, lorsque finalement la seule perspective qui s’offre à un(e) doctorant(e) français(e) est de se tourner vers l’étranger pour espérer vivre de son travail ?

"Je ne suis pas un chercheur de renom ou un spécialiste reconnu. Je ne suis qu’une doctorante parmi tant d’autres. Je n’ai rien d’autre que mon découvert à plusieurs chiffres, mes stratégies quotidiennes et un manque de visibilité à l’horizon. Mais je continuerai demain à mener tant bien que mal mon projet d’étude, je continuerai parce que je crois en mon travail.(...)

"En vous remerciant très sincèrement de votre attention, je vous prie d’agréer, Madame la ministre,"...

PS : Ci-joint la tribune que nous a fait parvenir le secrétaire général du Snesup évoquant notamment ce sujet.

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Voir en ligne : Blog de V. Soulé