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Pourquoi les élèves de milieux populaires n’"oseraient"-ils pas les études longues ? - par Séverine Chauvel, attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’EHESS et doctorante en sociologie, CMH-ENS, Le Monde, 22 avril 2011

samedi 23 avril 2011

Entre 1985 et 2011, le nombre de bacheliers a plus que doublé, sous l’effet des réformes éducatives visant à amener 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat et de la création du baccalauréat professionnel en 1987. Cette explosion des effectifs est allée de pair avec une plus importante accession à l’enseignement secondaire général et technologique des élèves de milieux populaires. On ne peut pour autant en déduire une réduction des inégalités des parcours scolaires : les écarts sociaux de recrutement des élèves se sont creusés entre les différentes filières de l’enseignement secondaire.

Les enfants de familles de milieux populaires restent largement sous-représentés dans l’enseignement général et technologique, non seulement en raison de leurs performances scolaires inégales, mais aussi de leur origine sociale et leur établissement. La persistance de ces écarts d’orientation, indépendamment des résultats scolaires, peut surprendre, alors que des travaux récents ont mis en évidence la façon dont les familles de milieux populaires avaient au cours des dernières décennies développé des attentes de plus en plus importantes vis-à-vis de l’école. Faut-il y voir pour autant une forme d’"auto-sélection" traduisant une prudence excessive de la part de ces familles ? Si, depuis les politiques de massification scolaire, le système scolaire est moins ouvertement sélectif en fin de 3e, les familles sont confrontées de manière plus aiguë aux choix d’orientation et à la question de l’anticipation des risques d’échec en seconde générale et technologique et plus généralement au lycée. En effet, entre 2005 et 2009, au sein des lycées en France, près d’un quart des élèves de seconde issus de collèges situés en Zone d’Education Prioritaire ne sont pas admis en 1e générale et technologique l’année suivante. Le problème ne se réduit d’ailleurs pas à l’enjeu du passage en 1ère. Il faut savoir, en effet, que parmi les élèves parvenus en seconde générale et technologique, le risque de ne pas obtenir de baccalauréat durant les cinq années suivantes est deux fois et demi plus élevé pour les élèves dont les parents sont les moins diplômés que pour les élèves dont les parents sont les plus diplômés, d’après le dernier grand suivi longitudinal des élèves dans l’enseignement secondaire (panel des élèves entrées en 6ème en 1995). Dans l’état actuel des conditions d’encadrement des élèves, la question cruciale n’est donc pas d’oser ou non passer en seconde GT. Le problème majeur des familles les moins dotées scolairement est l’importance du risque d’échec au lycée bien plus qu’une prudence excessive dans les choix d’orientation.

L’objectivation des risques d’échec ultérieur au passage en seconde permet de mettre en perspective les différences de "choix" d’orientation selon les milieux sociaux. L’hypothèse dominante d’une auto sélection des familles des milieux populaires repose sur l’idée selon laquelle il suffirait d’augmenter les taux de passage pour qu’un plus grand nombre d’élèves deviennent ensuite bacheliers. Certains collèges encouragent ainsi les passages en seconde générale et technologique auprès d’élèves qui ont pourtant peu de chances de poursuivre en 1e générale et technologique. Mais il est urgent de dépasser cette approche de l’auto sélection de ces familles, à résultats équivalents, pour trois raisons principales.

Tout d’abord, les parcours scolaires sont déterminés en partie par l’offre scolaire et varient localement. L’offre d’enseignement de lycées professionnels dans l’académie de Nantes est beaucoup plus dense par exemple que celle de l’académie de Créteil. Il paraît donc utile de s’intéresser à ces variations locales, et ne pas en rester aux taux qui portent sur les moyennes nationales.

Ensuite, si les inégalités d’ambition doivent être mesurées en fonction des performances scolaires, il faut aussi prendre en compte les variations locales de notation.

Enfin, si cette approche repose principalement sur les déclarations des parents et des enfants, elle n’interroge pas leurs pratiques concrètes, qui peuvent se révéler plus ambiguës que ces déclarations. Les pratiques de sélection des établissements divergent selon le devenir des anciens élèves, et ne se font pas face à des individus passifs ni dans le vide social : les élèves composent avec leurs histoires familiales respectives et les ajustements subjectifs qui apparaissent au cours de désaccords au sein de leur famille.

On ne peut donc conclure à une auto sélection qui traduirait une prudence excessive des élèves et des parents de milieux populaires, au vu des parcours ultérieurs de ces élèves. Le risque de vivre une situation d’échec durant une ou deux années est en effet bien plus important pour ceux-ci. Dès lors, réduire les inégalités des parcours scolaires ne se réduit pas à l’idée d’"ouvrir les portes" ni à l’exhortation à "oser y aller" : l’enjeu se situe dans les conditions de la préparation et de l’accompagnement des élèves, bien en amont des paliers d’orientation et durant la scolarité au lycée.

Enfin, si la trajectoire scolaire des élèves se situe au croisement des mécanismes institutionnels et des points de vue de différents acteurs, derrière ce qui est considéré comme des logiques d’auto sélection des familles de milieux populaires, le refus d’aller en seconde générale et technologique associé à la peur de l’échec est plus répandu chez les enfants que chez les parents. Ces derniers, quand ils appartiennent aux milieux populaires, sont ceux qui détiennent le moins de repères pour évaluer les risques d’échecs et le moins de ressources pour en limiter l’ampleur.