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Crises universitaires et réformes en France - Christophe Charle, La vie des idées, 16 février 2021
mardi 16 février 2021, par
Prises en étau entre les formations professionnelles courtes et les classes préparatoires aux grandes écoles, les universités souffrent d’une double concurrence, sans avoir les moyens ni des unes ni des autres. Crises et réformes se succèdent sans être à la hauteur du problème récurrent.
[bleu]Cet essai est extrait de L’université pour quoi faire ?, qui paraît le 17 février 2021 aux Puf/Vie des idées, sous la direction d’Olivier Beaud et Mathias Millet.[/bleu]
Presque tous les pays, au XXe siècle, ont connu des crises universitaires. Il n’y a guère qu’en France (et dans certaines nations du tiers monde) qu’elles ont ouvert des crises de régime ou ont fait trébucher le pouvoir. Il convient donc de s’interroger sur les raisons à la fois de ce retour périodique des crises (qui n’est pas propre à la France) mais surtout sur leur gravité et les raisons pour lesquelles les réformes sont toujours inachevées et jamais à la hauteur des enjeux. Après un rappel des grandes évolutions et de leurs conséquences sur les institutions d’enseignement, on analysera les choix contradictoires des réformes et la source de la difficulté à trouver un pilotage cohérent [1].
Croissance et permanences
Au cours des XXe et XXIe siècles, les établissements d’enseignement supérieur sont certainement les institutions publiques qui ont connu les transformations les plus rapides et les plus amples, tant quantitatives que qualitatives. On dénombrait, en 1902, 30 370 étudiants (jeunes filles et étrangers compris), 81 218 en 1935 (+167 % en 33 ans), 213 100 en 1959/60 (+162 % en 24 ans). C’est alors que la croissance s’emballe : quadruplement en moins de vingt ans (837 776 étudiants en 1977-78), quasi-doublement en trente ans (de 1,4 million en 1989/90 à 2,6 millions en 2017-18). La mutation qualitative est peut-être encore plus importante. La population étudiante devient majoritairement féminine sauf dans quelques filières : représentant 3 % des inscrits en 1902, les jeunes filles sont majoritaires depuis 1975, avec des décalages sensibles des lettres, très féminisées, aux sciences et aux écoles d’ingénieurs restées très masculines. Les centres d’enseignement se multiplient (24 en 1939, 40 en 1970, 75 en 2015 avec une tendance récente à la fusion au profit de méga-universités comme Strasbourg), de nouvelles filières plus professionnelles accroissent leur part de marché des diplômés (Instituts universitaires de technologie, Instituts universitaires professionnels, écoles de commerce et de gestion, écoles privées professionnelles, etc.) et la diversité croissante des formes de diplômes (non nationaux ou obtenus par diverses équivalences) rend le paysage des qualifications de plus en plus bariolé. Les modes de rapport à l’étude se différencient en conséquence de plus en plus : à côté des étudiants à temps plein, plus rares et souvent obligés de travailler partiellement, sont apparus les étudiants salariés, les adultes en formation permanente, les universités du troisième âge, l’enseignement à distance ou sous forme de MOOCs, etc.
Malgré ces changements considérables, certaines particularités de l’enseignement supérieur français ont tenu bon ou n’ont commencé à être corrigées que tardivement et souvent pour aboutir à de nouveaux déséquilibres. En premier lieu, le déséquilibre Paris/province ou île de France/ autres régions reste très marqué malgré les multiples tentatives de rééquilibrages : en 1914, les facultés parisiennes rassemblaient 43% des étudiants français, plus encore si l’on ajoute les effectifs des grandes écoles ; en 1968/69, on est revenu à 28,6 % grâce à la création des nouvelles universités de la couronne du bassin parisien (Rouen, Amiens, Reims, Orléans, Tours). Le tiers du total est de nouveau dépassé dans les années 1970 avec l’implantation des universités extra-muros (Paris-VIII à XIII, ou plus récemment dans les villes nouvelles : Marne-La-Vallée, Évry, Versailles-St-Quentin-en-Yvelines). L’avance francilienne se marque surtout dans la concentration du 3e cycle et des laboratoires de recherche dans tous les secteurs et notamment en sciences humaines et sociales.
La massification n’a pas été pour autant synonyme de démocratisation au sens naïf qu’on donnait au mot dans les années 1960. Quasi absents à la veille de la Deuxième Guerre mondiale (on comptait 2 % d’enfants d’ouvriers en 1939 dans les facultés), les étudiants issus des catégories modestes atteignent péniblement 12 % du total au début des années 1980. Le changement réel ou perçu par les acteurs de l’institution est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins important que ne le disent ces moyennes : beaucoup plus, puisque le pourcentage portait en 1939 sur moins de 90 000 individus et, à la seconde date, sur près de dix fois plus. Au début des années 1980, le nombre d’étudiants d’origine populaire équivalait au nombre total des étudiants d’avant-guerre : le passage par l’université d’horizon quasi impossible pour les milieux populaires avant la guerre avec la mise au travail massive entre 14 et 15 ans ou l’orientation vers le primaire supérieur devient un horizon réaliste avec l’ouverture de l’enseignement secondaire, puis l’accès massif au baccalauréat selon des filières de plus en plus diversifiées, mais qui ne sont pas toujours des « culs-de-sac ». Beaucoup moins aussi, si l’on raisonne en chances d’accès. L’ouverture démographique n’a pas réduit sensiblement les écarts entre groupes sociaux. Cela a été démontré régulièrement par toutes les enquêtes sociologiques des années 1960 à aujourd’hui.
La diversification des filières et la concurrence entre filières sélectives et non sélectives, donc entre filières dont les diplômes assurent une véritable promotion et celles dont les débouchés et l’image sociale se dévaluent, aboutissent à une hiérarchisation très claire en fonction des origines sociales, donc tendent à maintenir les hiérarchies héritées, malgré l’allongement de la scolarisation de tous les groupes. Selon la part des étudiants issus des milieux privilégiés, on trouve, au milieu des années 1970, à un pôle, les diverses écoles (de commerce, d’ingénieurs) et les filières sélectives ou à numerus clausus (Institut d’études politiques, Écoles normales supérieures, médecine, etc.) ; à l’autre extrême, les filières ouvertes socialement sont formées des Instituts universitaires de technologie, des filières paramédicales, des sections de techniciens supérieurs ; les facultés de l’université traditionnelle (droit, lettres et sciences) se trouvent en situation intermédiaire, car elles restent liées, en principe, aux cursus secondaires les plus généralistes. Ce sont ces dernières qui souffrent le plus des transformations générales du fait d’une double concurrence : celle des nouvelles filières professionnelles courtes, dont la pédagogie est plus adaptée à une population de bacheliers elle-même de plus en plus diverse, et celle des filières prestigieuses et sélectives qui les privent de leurs meilleurs éléments, surtout dans les premières années. Ce sont celles où les problèmes vont prendre un tour explosif tant en 1968 qu’en 1976 ou en 1986, et dans les années les plus récentes (question de l’échec élevé dans les premiers cycles).
La crise de l’université républicaine
Jusqu’aux années 1950, les structures mises en place par la Troisième République ont fait face tant bien que mal à la croissance. La division du travail était relativement claire entre écoles et facultés : les unes orientées vers les professions de cadres du secteur privé ou de l’administration, les autres vers les professions libérales, le professorat, les emplois de cadres moyens, les premières sélectives et élitistes, les secondes ouvertes à tous les bacheliers et promettant la promotion républicaine aux boursiers et la « vraie » culture aux individus inadaptés au bachotage des classes préparatoires ou aux vocations par trop incertaines à la sortie du lycée. Les universités remplissent encore également à cette époque, conformément à l’idéal scientiste des réformateurs de la fin du XIXe siècle, la plus grande part de la fonction de recherche grâce à la fondation d’Instituts liés aux facultés qui ont pris leur essor des années 1900 aux années 1930. Les facultés restent la véritable unité administrative malgré l’unification apparente mise en place par la loi Liard de 1896
[2].
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[1] Les universités seront entendues ici génériquement, malgré l’impropriété, comme l’ensemble des filières d’enseignement supérieur à l’exclusion des « grands établissements » ou des établissements de recherche pure mais en incluant ce qu’il est convenu d’appeler les écoles et les « grandes » écoles sans lesquelles on ne peut comprendre les problèmes des universités au sens restreint du terme.
[2] Weisz G., The Emergence of Modern Universities in France (1863-1914), Princeton UP, 1983 et Charle C., La République des universitaires (1870-1940), Seuil, 1994.