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Enseigner et chercher au pays des "Shadoks" - tribune soutenue par l’APHG, Élodie Lecuppre-Desjardin et Renaud Le Goix, 20 février 2020

vendredi 21 février 2020, par Elie

Sur la première chaîne de l’ORTF à la fin des années 60, de petites bestioles stupides dotées de longues pattes et d’ailes rabougries passaient leur vie à pomper sur des machines inventées par le professeur Shadoko, devin plombier, dont l’ambition était notamment de créer le mouvement perpétuel. La série résolument avant-gardiste et insolente avait déclenché l’agacement de nombre de téléspectateurs pour devenir culte quelques années plus tard. Incarnant l’absurdité des tâches laborieuses dépourvues d’objectifs clairs, les pauvres Shadoks s’abîmaient sous la férule de chefs ignorants dont la devise « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » ou les conseils « En chassant les frottements, la mécanique devient parfaite », semblent tristement caractériser la situation critique dans laquelle le monde de l’enseignement et de la recherche s’asphyxie depuis plus d’une décennie.

Tandis que nos ministres de tutelle font mine d’ignorer la colère de tout un secteur professionnel à bout de souffle, dont les tâches ancillaires ne cessent de se multiplier au détriment du temps accordé à la transmission des savoirs et à l’émergence de la connaissance, les motions, tribunes, manifestations, pétitions, happenings, grèves bourgeonnent dans tout l’Hexagone sans qu’une réaction digne de ce nom ne vienne combler les attentes urgentes d’un personnel dont la colère n’a d’égal que le mépris par lequel il est traité.

Il faut dire que si le projet de réforme du Capes, la réforme du baccalauréat, et les pré-rapports de la future Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche ont allumé la mèche, la fusée incendiaire était déjà bien armée depuis la LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) de 2007. Dans la logique visant à réduire les dépenses d’État, la LRU, qui a donné l’autonomie aux universités sans les moyens, n’a cessé d’accentuer les tensions internes entre administrateurs et gouvernés. En particulier, le transfert de la masse salariale aux universités s’est traduit par des gels de postes de titulaire, des non-renouvellements à la suite des départs en retraite, et des recours massifs aux vacataires et précaires, sous-payés, quand ils le sont. Dans le même mouvement, les rivalités externes entre sites, préfigurant la volonté affichée du PDG du CNRS d’appliquer au monde de la recherche « une loi inégalitaire, concurrentielle et darwinienne », se sont exacerbées. Avec une masse salariale réduite, il faudrait par ailleurs, pour rayonner, trouver les moyens de recruter des stars internationales, sur des chaires aux salaires attractifs. C’est évidemment faire insulte aux collègues en poste, qui ne seraient pas assez bons, et aux docteurs et candidats dont on estimerait qu’ils ne feraient pas l’affaire face à quelques gloires débauchées dans des universités anglo-américaines. De ce point de vue, les PIA (Programmes d’investissement d’avenir, depuis 2010), et plus récemment la loi Fioraso ont pavé la route des universités de « recherche intensive », dotées de Graduate Schools qui permettront à certaines universités de caracoler au top des établissements dotés d’Idex, d’I-Site, de Labex, etc., tandis que les autres se contenteront d’enseignements au rabais, déconnectés des sites de recherche, dans une structure dualisée de collèges d’enseignements de premier cycle à cheval sur le lycée et le bac réformé, autrement dit les fameux parcours -3/+3. Le modèle est d’ailleurs bien enclenché, avec un CNRS qui depuis longtemps concentre l’essentiel de ses moyens sur une dizaine de gros sites universitaires, qui sont aussi ceux ayant obtenu les IDEX (Initiatives d’excellence du PIA)… The winner takes it all. Comme l’avait souligné Danielle Tartakowsky dans son ouvrage Construire l’université au XXIe siècle, il faudra donc craindre pour les universités les mêmes stratégies de contournement d’établissements dont est victime aujourd’hui le secondaire. La fin de l’égalité de traitement entre sites, et donc entre élèves, avec cette réforme du bac, au sein de laquelle chaque établissement a finalement composé un jeu d’épreuves à la carte, achève cette casse systématique de la méritocratie républicaine. Très concrètement, alors que certaines formations master-recherche seront arrosées de moyens pour emmener les étudiants vers des doctorats adossés eux-mêmes à des « missions scientifiques » post-doctorales gagées sous le sceau de l’éphémère (statuts précaires, vacations d’enseignements, et maintenant tenure track, c’est-à-dire contrats à durée déterminée sur objectifs de levée de fonds et de publications), les filières plus ordinaires et humbles vivoteront pour, par exemple, former à des concours d’enseignement pour lesquels les candidats se font de plus en plus rares. Et ça tombe bien, puisque le Capes pourrait subir lui-aussi une réforme le vidant de son contenu disciplinaire, pour transformer les futurs professeurs en animateurs scolaires.

Il ne faudrait donc surtout pas croire que les projets actuels sont uniquement le fruit d’un amateurisme qui toucherait de façon erratique différentes catégories professionnelles dont les métiers ne sont pas tout à fait les mêmes. Ces réformes sont systémiques, organisées depuis plus de dix ans, parfaitement cohérentes, et touchent l’ensemble de nos formations, de l’école élémentaire à l’université. Il faut les rapprocher et les décoder pour en comprendre la logique délétère et c’est précisément le but de cette tribune. Ces décisions appliquent le new public management, un ensemble de réformes imposant aux services publics les modalités de contrôle et de gouvernance du secteur productif privé, sur le modèle qu’a subi l’hôpital public, définissant des objectifs de retours sur investissement, alors même que la recherche et l’éducation sont, dans une société, des investissements sur l’avenir, par nature incommensurables. À l’aune du classement de Shanghai ou des critères d’internationalisation du Times Higher Education, ces réformes consistent à faire de la mesure un objectif à atteindre et à gouverner en fonction des indicateurs (nombre de publications, nombre de recrutements internationaux, nombre de prix Nobel, d’ERC, et d’IUF, taux d’encadrement, taux de réussite, taux d’achèvement des thèses). Il s’agit non plus d’accompagner vers les projets, mais de pénaliser les départements et disciplines qui n’atteignent pas les objectifs, en imposant à la fois des logiques d’excellence, de mise en concurrence des sites et des établissements, en reportant les logiques d’arbitrage de budgets d’austérité sur les collègues et les directions, en assurant l’écrasement des collègues sous la multiplication des tâches de « remontée d’indicateurs », au détriment évidemment des fondamentaux du service public d’enseignement et de la recherche. Une perte de sens aux conséquences dramatiques est au cœur de ce système. La candidature collective de plus de 5 000 collègues à la présidence du HCERES (Haut Conseil de l’Évaluation et de la Recherche de l’Enseignement Supérieur) à l’initiative du collectif RogueESR, s’est organisée dans cet esprit : il s’agit de reprendre le contrôle collectif des modalités d’appréciation et de gestion des métiers de l’éducation, systématiquement orientés vers une logique du secteur marchand (l’économie du savoir). Car nous ne sommes pas dupes : il y aurait pour certains acteurs de l’argent à se faire si les universités rejoignaient le modèle concurrentiel et payant des écoles de commerce et des MBA, au détriment bien évidemment des étudiants et des élèves, futurs étudiants de l’université. Il faut donc être lucide et rassembler les pièces de ce puzzle complexe pour comprendre et dénoncer une destruction du navire éducatif, de la cale au nid-de-pie, de la maternelle au doctorat !

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