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« Le darwinisme social appliqué à la recherche est une absurdité » - tribune de 16 chercheurs, le Monde, 6 décembre 2019

vendredi 6 décembre 2019, par Laurence

La politique de la science est de plus en plus conduite par la compétition « au détriment de la coopération », s’indigne un collectif de 16 chercheurs.

Le monde de la recherche française a bondi deux fois en une seule journée, le mardi 26 novembre : le matin, en lisant les propos du président-directeur général du CNRS [publiés dans le quotidien Les Echos], et le soir en visionnant le discours du président de la République pour les 80 ans de cette institution.

Le premier, Antoine Petit, résumait ainsi l’idéologie qui sous-tend la future loi de programmation de la recherche, dont la présentation est prévue pour février 2020 : «  Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies. »

Le second assurait que les innombrables évaluations auxquelles sont soumis les chercheurs (annuelle, biennale, quinquennale, et lors de chaque publication et projet évalué par les pairs) pourraient diminuer à condition qu’elles permettent une « différenciation » et que les « mauvais » en « assument les conséquences ». Emmanuel Macron a également cité, parmi les « chantiers » de la future loi, la création, à côté des modes de travail statutaires de plus en plus rares, de « CDI de projets », nouvel oxymore désignant des contrats voués à durer le temps d’un projet.

La dévalorisation des « mauvais  » chercheurs fait ainsi écho à l’éloge des « plus performants » par le PDG du CNRS. Une « loi inégalitaire  » ? Mesurons la charge : on propose ici de poser comme principe légal la négation d’un des piliers de notre devise républicaine. Mais, au-delà, un « darwinisme » dans la recherche, qu’est-ce à dire ?

En 1859, Charles Darwin a montré que les espèces biologiques descendent d’espèces antérieures, et sont soumises à la « sélection naturelle » : génération après génération, l’effet cumulé de la reproduction différentielle des individus les plus ajustés à leur environnement grâce à certains traits héritables entraîne la généralisation de ces propriétés dans la population. Pour Darwin, c’est dans la concurrence générée par la rareté des ressources que ces traits prouvent qu’ils sont adaptatifs, en entraînant un taux de reproduction plus élevé pour leur porteur.

Justifier le laisser-faire propre au libéralisme

Invoquer Darwin pour justifier une politique de la recherche est un contresens : la sélection naturelle porte sur des variations aléatoires, or les chercheurs ne travaillent pas au hasard. De plus, ils ne transmettent pas à leurs élèves leur supposé talent…

Si l’analogie est vide de sens, peut-être faut-il se tourner vers la doctrine dite du darwinisme social. C’est sous ce label que l’accent mis sur la compétition a été instrumentalisé par ceux qui, derrière le philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer (1820-1903), cherchaient à justifier le laisser-faire propre au libéralisme économique, grâce auquel les « plus aptes » écraseraient naturellement les «  inaptes  ». Pourtant, Darwin lui-même vit très tôt ce que les évolutionnistes explorent massivement depuis cinquante ans : l’entrelacement de la compétition et de la coopération.

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