Accueil > Revue de presse > Sélection à l’université : la parole aux enseignants - Faïza Zerouala, (...)

Sélection à l’université : la parole aux enseignants - Faïza Zerouala, Médiapart, 26 avril 2018

jeudi 26 avril 2018, par Elie

La loi d’accès à l’université n’en finit pas de faire débat et d’être contestée. Les enseignants et étudiants sont divisés quant à ses implications futures. Les opposants à la réforme considèrent que l’introduction d’une sélection va toucher les plus faibles et remettre en cause la mission fondamentale de l’université, à savoir accueillir tout le monde. Trois enseignants livrent leur analyse sur cette question.

Pour lire cet article sur le site de Médiapart.

C’est au moins un constat partagé par tous les acteurs de la communauté éducative. La réforme d’accès à l’enseignement supérieur modifie en profondeur le visage de l’université. Quelles que soient leur sensibilité et leur manière d’appréhender les nouvelles dispositions à l’œuvre, les enseignants reconnaissent entrer dans une nouvelle ère. Sans bien savoir encore comment les choses vont pouvoir se dérouler.

Les crispations demeurent, y compris parmi les soutiens de la réforme. Claudio Galderisi, professeur de langues et littératures françaises du Moyen Âge à l’Université de Poitiers et vice-président de l’association Qualité de la science française (QSF), est de ceux qui partagent, en partie, sur le fond la vision de la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal. Il fallait remédier à l’échec des étudiants en première année de licence, a plaidé cette dernière durant presque un an. D’où la promulgation de cette loi « Orientation et réussite des étudiants », pensée, votée en un éclair lors d’une procédure accélérée au parlement et surtout mise en application avant même sa promulgation effective. Seulement, les modalités pratiques ont été rapidement évacuées puisque jamais l’exécutif n’a pu apporter de réponses précises aux inquiétudes des universitaires censés appliquer la réforme.

De fait, beaucoup s’inquiètent encore des contraintes temporelles. Claudio Galderisi considère avec QSF que sur plusieurs points les formulations de la loi sont « alambiquées ou trop prudentes », ce qui n’aide pas à la sérénité et surtout ne permet pas de déployer le volet le plus consensuel de la loi, à savoir la mise en place de dispositifs d’accompagnement pour les élèves les plus fragiles. « Nous pensons par exemple que l’on aurait pu prévoir un déploiement sur deux ou trois ans de sa mise en œuvre, même s’il était important de la voter maintenant. Prévoir une mise en place progressive aurait permis de mieux évaluer les besoins et les moyens nécessaires à la mise en place des “dispositifs d’accompagnement pédagogique et des parcours de formation personnalisés” prévus par la loi. Personne ne peut contester que la rentrée 2018 sera compliquée », reconnaît l’enseignant.

En effet, la nouvelle loi prévoit qu’une commission d’examen des vœux dans chaque université étudie les dossiers de candidatures des bacheliers ou des étudiants en réorientation. Le comité doit s’appuyer sur les attendus, c’est-à-dire des compétences ou des connaissances requises, pour déterminer si le candidat pourra suivre ce cursus. Dans le cas contraire, il se verra notifier une sorte d’admission conditionnelle, le « oui, si ». Il devrait alors suivre un parcours d’accompagnement. Dans les faits, peu d’universités disposeront des moyens matériels pour organiser de tels cours de remédiation.

Mais en cas de manque de places ou de refus du parcours d’accompagnement, le recteur d’académie devra proposer à l’issue de la procédure une offre de formation proche des vœux du candidat dans la région.

D’autres, à l’instar d’Anna Colin-Lebedev, enseignante en droit et science politique à l’université de Nanterre, ont peu à peu glissé dans la circonspection eu égard à la rapidité d’application de la loi et du flou total dans lequel sont maintenues les équipes pédagogiques censées classer les dossiers des futurs bacheliers. « Il est impossible d’anticiper les effets de la loi », juge l’enseignante. Elle raconte le dilemme devant lequel les enseignants sont placés, contre leur gré. « On nous donne une tâche dont on n’a pas voulu et pour laquelle nous ne sommes pas prêts. Les lycéens à la rentrée vont se retourner contre nous pour demander des comptes. On va agir fortement, prendre des décisions radicales, au pied du mur, sans décision collective ou même sereine », résume-t-elle.

D’autant qu’à l’origine, Anna Colin-Lebedev a considéré que la nouvelle loi pourrait être une aubaine car elle devait octroyer plus de moyens aux universités pour assurer une remise à niveau des plus faibles. En théorie seulement. Cette première désillusion a conduit l’enseignante de Nanterre à ne plus du tout croire dans le bien-fondé de la réforme, même si elle comprend et partage certains arguments des pro et des anti-réforme. Elle résume ainsi sa position intermédiaire : « J’entends les deux parties. Tout le monde n’est pas fait pour l’université. Il y en a qui viennent dans des filières dans lesquelles, quoi qu’on investisse comme moyens, ils ne sont pas armés pour réussir. Ça n’a pas de sens de persévérer. Je comprends aussi qu’ils n’ont pas d’alternative à l’université. Et enfin, je comprends aussi mes collègues qui considèrent que nous avons une mission de service public et qu’on doit accueillir tout le monde. »

Cette dernière affirmation correspond à l’idée que se fait Nicolas Offenstadt de l’université. Maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne, il explique son soutien à la mobilisation. « Elle est juste car elle combat une loi qui instaure la sélection. Lorsqu’on met en place un classement, on ne peut pas appeler cela autrement. C’est un mécanisme explicite de mise en concurrence. Normalement, la possession du baccalauréat suffit aux étudiants pour intégrer l’université. C’est terminé. »

Durant les trois semaines d’occupation du centre Pierre-Mendès-France, rue de Tolbiac, par des étudiants opposés à la loi ORE, il a volontiers dispensé des cours alternatifs à l’université. Les CRS ont mis fin le 20 avril à l’expérience initiée par cette « Commune libre de Tolbiac » autoproclamée.

L’enseignant a apprécié durant cette période de voir les jeunes se réapproprier les lieux et transformer leur université en lieu de débats sur leur lutte immédiate pour l’abrogation de la réforme, mais aussi sur la société et les problématiques qui la traversent. « Sur la forme, je suis ravi de voir ces étudiants organiser une agora pour que leur université ne soit pas un lieu d’apprentissage étroit, mais permette aussi des discussions générales. »

Depuis le début du mouvement de protestation il y a deux mois, la ministre, tout comme le président de la République, s’échine à disqualifier les étudiants et leurs enseignants mobilisés, les qualifiant « d’agitateurs professionnels ». Pour Frédérique Vidal, ses opposants, mus par des arrière-pensées politiques, se rendent coupables de désinformation lorsqu’ils affirment que la sélection est introduite à l’université par sa main.

Nicolas Offenstadt considère que cette dénégation ministérielle est naturelle car elle constitue un bouleversement important quant aux missions de l’université : « Il n’y a pas d’aveu de sélection de la part du gouvernement car c’est un terme antithétique avec la tradition universitaire française et qu’il faut faire passer une réforme qui introduit une vraie rupture. Ne pas la nommer, c’est amoindrir son effet car – on l’a vu en 1986 avec la loi Devaquet par exemple – les mobilisations étudiantes peuvent faire vaciller le pouvoir. Il faut donc procéder avec plus de subtilité en termes de communication. »

Laisser les « late bloomers » s’épanouir

Les soutiens apportés à la ministre se fissurent peu à peu à mesure que des poches de contestation résistent et ce malgré les déblocages avec un recours aux forces de l’ordre des sites de Tolbiac ou de Montpellier-3, Nancy ou Metz. La quasi-totalité des présidents d’université a appelé le 19 avril le gouvernement à engager plus de moyens pour permettre la réussite de la loi. Six autres ont de leur côté réclamé l’ouverture de négociations avec le ministère pour débloquer la situation et surtout réfléchir au problème « éthique » créé par la loi qui, dans les conditions actuelles, impose un tri entre les lycéens.

Dans une tribune publiée le 10 avril sur France Info, 425 professeurs d’université ont dénoncé de leur côté « une sélection hypocrite ». D’autres ont décidé de boycotter purement et simplement les commissions destinées à sélectionner les dossiers des étudiants. La ministre persiste et signe, il n’y aura pas de sélection puisque le gouvernement crée 19 000 places supplémentaires à l’université. Seulement, 30 000 étudiants de plus sont attendus à la rentrée prochaine. Difficile donc d’imaginer que tous les jeunes iront là où ils le désirent, ne serait-ce que pour des raisons mathématiques et budgétaires. Le budget alloué à l’université est d’un milliard d’euros sur tout le quinquennat, là où les syndicats réclament a minima la même somme mais par année.

En filigrane, dans cette bataille se noue un débat autour de la véritable mission de l’université. Doit-elle accueillir tous les jeunes, y compris ceux aux parcours cabossés, sinueux, ceux qui sont indécis sur leur avenir, ceux qui veulent essayer malgré tout, quitte à se tromper et se réorienter ? Ou doit-elle au contraire devenir sélective et concurrentielle afin de s’aligner sur les critères internationaux et ainsi creuser un peu plus les inégalités sociales qui rongent l’école en France ?

Nicolas Offenstadt reste un fervent partisan de la première option et assume son rôle de béquille pour les éléments les plus fragiles qui ont à peine 18 ans, l’âge de tous les possibles. « Le principe de l’université, dans les filières non sélectives ou celles qui ne sont pas en tension, c’est de pouvoir accepter les étudiants qui n’ont pas un parcours rectiligne, voire médiocre. C’est à nous de les arrimer à un destin professionnel et personnel plus solide. Il ne faut pas les sélectionner en amont si vous voulez être une force motrice d’ascension sociale. Ils doivent arriver entre nos mains pour cela », argumente-t-il.

Pour Claudio Galderisi, ce raisonnement n’est pas opérant puisque de fait les meilleurs élèves désertent les couloirs de l’université et se dirigent vers les filières sélectives. L’enseignant en littérature considère que la première année agrège des élèves au niveau scolaire largement perfectible et qu’introduire des critères sélectifs permettrait d’attirer de meilleurs éléments. Pour lui, « si nous étions en Italie ou en Allemagne, où il n’existe pas de classes préparatoires, d’IUT, de BTS ou d’écoles de commerce à la française et où tous les étudiants vont à l’université, je dirais qu’il n’y aurait pas besoin de sélection, car l’émulation positive pourrait jouer un rôle comparable. Mais en France, 40 % des élèves et la très grande majorité des bacheliers qui ont une mention vont vers le système sélectif, privant de fait l’université de la stimulation intellectuelle que représente l’émulation. »

Seulement, les enseignants qui ferraillent contre cette loi insistent : elle entre en collision avec leurs valeurs. Pour eux, l’université doit demeurer un lieu d’éducation et permettre aussi aux jeunes de se révéler. Les Anglo-Saxons ont un mot pour ces derniers : les late bloomers, soit « ceux qui fleurissent plus tard ». Nicolas Offenstadt raconte avoir vu pléthore d’entre eux passer dans sa salle de cours ou son amphithéâtre. Il a accompagné des étudiants « en difficulté, un peu rebelles à l’enseignement et qui n’ont pas les codes », mais certains d’entre eux ont fini par se révéler, acquérir un savoir même s’ils ne s’ancrent pas dans leur cursus. L’enseignant considère qu’ils auront néanmoins engrangé des clés pour se construire en tant que citoyens et qu’en ce sens, l’université doit demeurer un lieu où l’on « peut rebattre les cartes » et « repartir sur de nouvelles bases » sans forcément devoir s’inscrire dans une dimension utilitariste immédiate.

La sociologue Annabelle Allouch a étudié ce phénomène et confirme ce constat. En octobre déjà, elle expliquait à Mediapart l’un des effets probables de cette réforme. Elle va valoriser un peu plus la précocité et les premiers de cordée chers à Emmanuel Macron : « La fonction de tri de l’école tourne à plein : on valorise ceux qui sont bons depuis le début. Alors que ceux qui ratent sont envoyés vers les sections professionnelles : “Tu n’es pas bon, alors sois au moins utile !” La possibilité d’avoir accès à un savoir détaché d’une forme d’utilitarisme sera réservée à une élite. Les autres sont cantonnés à un savoir professionnel, défini comme “utile” à la société. » Anna Colin-Lebedev dresse peu ou prou le même constat.

Elle aussi voit arriver des jeunes qui n’ont pas « le bon profil » : « Ils ont des résultats moyens en première année puis vont avoir un choc méthodologique, linguistique car ils entendent parler de choses dont ils n’ont jamais entendu parler auparavant. Ils vont ouvrir leur regard. » Pour elle, il est essentiel que les jeunes tâtonnent, se trompent et puissent bifurquer vers d’autres horizons. « Je ne suis pas partisane de cette idée selon laquelle chaque centime donné par l’État doit être utilisé à bon escient. Il faut qu’on s’autorise à offrir des secondes chances, c’est essentiel », explique encore l’enseignante.

D’autres défendent l’inverse et tendent à considérer que l’université n’est pas conçue pour pallier les lacunes antérieures et n’est pas le lieu des galops d’essai. Claudio Galderisi imagine un tout autre dessein pour ses étudiants. « Je ne suis pas à l’université pour leur transmettre le B.A.BA, telle n’est pas la vocation de l’enseignant-chercheur. L’autre mission fondamentale de l’université est d’être un levier intellectuel mais aussi économique pour la nation. Les étudiants diplômés doivent être capables de transmettre à leur tour la passion du savoir et devenir ainsi le ciment culturel du pays. »

Anna Colin-Lebedev donne pour sa part des cours à Paris X-Nanterre mais aussi à Sciences Po où elle voit les différences de moyens alloués aux établissements. Cette enseignante craint qu’à terme, l’autocensure ne s’accroisse parmi les jeunes issus des milieux les plus défavorisés et les moins aptes à imaginer des stratégies scolaires faute d’aide familiale. Elle déplore le risque de voir se créer des universités de premier et de second ordre dans lesquelles se répartiront les bacheliers selon leurs origines sociales. « On veut continuer à avoir des étudiants de tous les milieux et de toutes les provenances, y compris des bacheliers professionnels ou technologiques. On veut avoir de bons étudiants, mais aussi des mauvais. Si on n’accueille que ces derniers, nous allons décliner. »

Les défenseurs de la réforme considèrent depuis le départ qu’elle ne va pas opérer un frein à l’ascension des plus déshérités, car dans tous les cas les meilleurs élèves réussiront à s’extirper de leur milieu social tout défavorisé qu’il soit. Claudio Galderisi croit en cette méritocratie républicaine, mais considère justement que le système actuel ne le permet pas toujours. Nicolas Offenstadt n’adhère pas à cette théorie partagée par certains de ses collègues. « Pour moi, l’insuffisance de ce raisonnement est qu’il élude l’inscription sociale des enjeux. Or les meilleurs ne sont pas socialement neutres. Et c’est là où je me sépare d’eux car cette croyance se heurte à tous les résultats de la sociologie, à commencer par Bourdieu. »