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Les interventions policières se multiplient à l’université - Faïza Zerouala, Médiapart, 13 avril 2018

vendredi 13 avril 2018, par Laurence

Depuis plusieurs mois, certains étudiants et enseignants sont mobilisés contre les nouvelles modalités d’accès à l’enseignement supérieur prévues par la loi Vidal. Alors que ce mouvement prend forme, les interventions policières sur les campus se multiplient.

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À écouter Emmanuel Macron, il ne se passe rien du tout dans les universités. Tout juste quelques blocages épars. Lors de son interview du 13 avril sur TF1 avec Jean-Pierre Pernaut, le président de la République a déclaré : « Dans beaucoup d’universités occupées, ce ne sont pas des étudiants, mais des professionnels du désordre qui doivent comprendre que nous sommes dans un État d’ordre.  » Circulez, il n’y a rien à voir.

Et pourtant, le jour même, des étudiants ont voulu lui donner tort en essayant d’occuper la mythique Sorbonne. En vain, puisqu’au bout de quelques heures, les CRS ont pénétré l’université du quartier Latin pour en déloger les occupants. À l’autre bout de Paris, dans la même soirée, les forces de l’ordre sont arrivées devant le site de Tolbiac, dans le XIIIe arrondissement, pour semble-t-il évacuer le site occupé depuis deux semaines en protestation contre la loi orientation et réussite des étudiants de Frédérique Vidal, la ministre de l’enseignement supérieur.

Cette fois les policiers, après avoir stationné devant le site, ont rebroussé chemin. Des renforts sont arrivés, étudiants comme enseignants. Un participant qualifie l’ambiance de «  joyeuse ». En effet, les occupants de l’autoproclamée « Commune libre de Tolbiac » ont pu compter sur le renfort de la Fanfare invisible.

Ce n’est pas la première fois que la menace d’une évacuation pèse sur eux, puisque mercredi, le président de l’université Panthéon-Sorbonne Georges Haddad, dont dépend le site Pierre-Mendès-France, avait appelé les policiers pour une intervention. La journée s’est étirée sans l’ombre dans un CRS à l’horizon. Les occupants ont donc organisé une assemblée générale à ciel ouvert, des cheminots mobilisés sont venus apporter leur soutien aux jeunes dans la perspective de tisser cette convergence des luttes que certains appellent de leurs vœux. L’intervention de la police attendue ne s’est jamais produite, puisque la préfecture n’avait pas accédé à cette requête. Ce qui n’a pas été le cas à la Sorbonne ou à Nanterre, en début de semaine.

Ulysse, 22 ans, étudiant en master de lettres à Paris IV, était présent lors de la tentative avortée d’occupation de la Sorbonne en réponse à «  un ras-le-bol généralisé ». Sa participation à l’assemblée générale qui n’a pas réussi à se tenir a été motivée par ce dénuement de l’université et contre la surdité du ministère qui selon lui n’y remédie pas – sauf par la sélection : «  Il y a des bouts de mur qui tombent ! Oui, les amphis historiques sont jolis, mais le reste ? En première année de licence, les salles sont pleines. »

Plusieurs étudiants ont souhaité se réunir dans la cour d’honneur pour esquisser un plan de bataille contre la loi ORE. Dès le départ, explique Ulysse, cela commençait mal. Les entrées ont été filtrées par un double barrage. « Nous avons insisté pour faire rentrer les autres gens d’autres universités au nom du droit de réunion. Nous avons fait une “pré-AG” dans un amphithéâtre. Tout le monde était d’accord pour une occupation. » Les CRS sont encore hors les murs à ce moment-là. Tous les accès sont fermés. À l’extérieur, une foule dense patiente et s’époumone : « La Sorbonne est à nous, l’université est à nous !  »

Au bout de trois heures, la police pénètre dans l’édifice pour déloger quelque deux cents étudiants repliés dans une salle au premier étage de la Sorbonne. Interrogée sur BFM-TV, une étudiante en histoire qualifie l’intervention de violente, avec des étudiants bousculés, poussés vers l’extérieur. Ulysse est à ce moment-là, avec une amie, déjà à l’extérieur. « Nous étions totalement encerclés par les CRS. Dès qu’on essayait de rentrer de nouveau dans la Sorbonne, nous étions gazés tout en étant dans cette souricière. »

Le recteur de cette université a demandé l’intervention de la police « avec regret », a indiqué à l’AFP le cabinet du recteur. La préfecture de police a indiqué dans un communiqué : « L’évacuation, qui a concerné 191 personnes, s’est déroulée dans le calme et sans aucun incident. » Ulysse ne fait pas exactement la même lecture des événements. Il se dit « choqué que les CRS rentrent dans l’université ».

Depuis le début du mouvement de protestation, ce n’est plus une originalité. Début mars, à Dijon ou à Bordeaux par exemple, des étudiants ont été délogés dans les mêmes conditions.Longtemps, l’usage a voulu que les forces de l’ordre ne pénètrent pas sur les campus au nom de la franchise universitaire, héritée du Moyen Âge. Jean-Philippe Legois, archiviste et historien, vice-président du Germe (Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants) et président de la Cité des mémoires étudiantes, explique que depuis ce temps, les enseignants et élèves doivent débattre rationnellement de ces questions et sont censés régler les problèmes au sein de l’université, sans l’appui de la force ou d’un tiers. Julie Le Mazier, docteure en science politique et auteure d’une thèse consacrée aux mobilisations étudiantes, parle pour sa part de « légende urbaine  » concernant l’interdiction de la venue des policiers dans les facs, mais confirme une forme de systématisation.

Bien entendu, une intervention policière reste possible, mais cette décision n’incombe qu’au président de l’université ou au préfet, en cas de menace. C’est ce que prévoit l’article L712-2 du code de l’éducation, qui dispose que le président d’université « est responsable du maintien de l’ordre et peut faire appel à la force publique ».

La présidente de l’Unef Lilâ Le Bas, fortement mobilisée contre la loi Vidal, ne décolère pas : « C’est scandaleux d’envoyer des forces de l’ordre pour déloger les étudiants alors que la ministre appelle à l’apaisement !  » Robi Morder, président du Germe, n’est pas surpris par la tournure que prennent les événements. « La répression forte est une manière de prévenir toute contagion. Cela doit dissuader les jeunes de rentrer bloquer l’université. Un site comme Tolbiac n’est pas facile à évacuer. Et la Sorbonne porte cette dimension symbolique avec une réputation internationale, donc elle ne peut pas être bloquée.  » Pour lui, le tabou de l’intervention policière est tombé. Déjà, dans les années 70, des interventions analogues se sont produites. Le chercheur s’inquiète néanmoins que cette méthode ne «  fasse désormais système ».

Ce qui serait à son sens « problématique  ». Surtout lorsque, comme à Montpellier, les professeurs ou doyens sont soupçonnés d’avoir laissé les étudiants se faire frapper. Les violences intervenues dans un amphithéâtre à la faculté de droit de Montpellier le 22 mars ont servi de catalyseur à une mobilisation parfois tâtonnante.

Evacuation de Nanterre pa rla police

L’université de Nanterre a aussi connu un épisode de mobilisation violente, le 9 avril. Deux jours avant, la Coordination nationale étudiante (CNE) a eu des difficultés à se réunir comme prévu sur le campus, car le président de l’université ne le souhaitait pas. L’assemblée générale a pu se tenir, mais la défiance entre les deux parties a été enclenchée.

Le lundi, une trentaine d’étudiants – mus par un éventail de revendications contre la loi ORE, la réforme future du lycée ou la loi asile et immigration – ont réussi à occuper un bâtiment. Ils ont ensuite organisé une assemblée générale informative. Pendant ce temps, des camions de CRS approchent du campus. Les étudiants se replient à l’intérieur de l’université.

Esteban – un prénom d’emprunt – a 19 ans et étudie en L1 arts du spectacle. Il a participé à l’action en n’étant, précise-t-il, ni syndiqué ni affilié à un parti politique. « On le fait car nous voulons que la fac soit un lieu politisé, critique, pas seulement un lieu d’éducation. Nous on est pour une fac politisée et critique. On se forme de manière générale.  »

Le précédent Mai 68

Des étudiants, pour éviter d’être interpellés ou évacués, se sont réfugiés sur le toit du bâtiment. « Cela a duré deux heures au moins. Ils nous demandaient de descendre, mais nous on ne voulait pas se faire taper dessus. Les CRS ont rebroussé chemin, donc nous sommes descendus et avons réinvesti un amphi pour tenir une AG comme prévu. Seulement, ils ont de nouveau encerclé le bâtiment  », raconte-t-il.

L’intervention a été documentée. Pléthore de vidéos, dans lesquelles on aperçoit les étudiants adopter très clairement une attitude pacifique – en levant les mains par exemple –, ont circulé sur les réseaux sociaux. La violence de l’évacuation avec des jeunes frappés à coups de matraque ou bousculés vigoureusement est manifeste. D’autant que, selon Esteban, plusieurs étudiants présents participaient pour la première fois de leur vie à une réunion. « Ils veulent nous faire peur, nous dissuader de nous mobiliser. Ils écrasent notre mouvement à la racine pour nous empêcher de le développer. »

Dans son viseur, il y a le président de l’université, Jean-François Balaudé, dont les étudiants mobilisés réclament la démission. Sept personnes ont été interpellées et placées en garde à vue. Camille, étudiant en philosophie, a fait partie de la brassée d’étudiants placés en garde à vue. Pour lui, «  la seconde intervention des policiers était ultraviolente. Ils sont vraiment venus pour nous déloger. Ils ont gazé des gens à l’intérieur de la salle. Ils ont matraqué ceux qui étaient à l’extérieur  ».

Il dénonce aussi la disproportion de la réponse et l’ampleur du dispositif, qu’il évalue à « 150 CRS  ». Camille a participé à la contestation du printemps 2016 contre la loi sur le travail. « La violence s’est déplacée, analyse-t-il. Avant, elle se retrouvait dans les manifestations, mais là cela vient jusque dans nos facs. Forcément cela génère une atmosphère tendue, un rejet de la présidence et de l’administration car quelque chose a choqué les étudiants. »

Du côté de la direction de l’université, on justifie cet appel aux forces de l’ordre par la nécessité de contenir les blocages comme celui de l’université de Toulouse-Mirail, à Paris-VIII ou Paris-I. « Ne pouvant plus avoir de contrôle sur cette partie de nos locaux, et en considération du contexte national, nous avons décidé de procéder à l’évacuation », explique la présidence dans un communiqué.

Selon le dernier décompte du ministère de l’enseignement supérieur, quatre universités sont entièrement bloquées ou fermées : Jean-Jaurès à Toulouse, Paul-Valéry à Montpellier, Rennes-II et Paris-VIII. Onze autres sites sont perturbés ou bloqués.

L’exécutif, dans son expression publique, ne semble pourtant pas prêt à assouplir sa position ou à laisser un interstice pour le dialogue. Inlassablement, la ministre Frédérique Vidal s’échine à expliquer encore et encore le cœur de sa réforme. Et toujours, dans une sublime contorsion langagière, parvient à éviter de prononcer le mot honni de sélection. Seulement malgré le déploiement de cette pédagogie, la colère se nourrit. «  Le texte ne changera pas », a affirmé sur France Culture la ministre. « Qu’il y ait du débat, c’est une très bonne chose  », a déclaré Emmanuel Macron. De la discussion, d’accord, mais à condition qu’elle aille dans son sens.

L’autre axe d’attaque du pouvoir consiste à polariser politiquement la contestation, en évoquant dans un jeu de miroirs l’influence de l’extrême droite et de l’extrême gauche dans le mouvement. Les contestataires ne seraient pas étudiants. Le président de la Conférence des présidents d’université (CPU), Gilles Roussel, soutien de la réforme dans une lettre aux présidents d’université, penche pour cette grille de lecture et écrit à ses pairs : « Je mesure combien il est difficile de gérer les situations exceptionnelles auxquelles vous êtes confrontés et qui sont de surcroît trop souvent polluées par des éléments extérieurs à nos communautés. » Même discours, le lendemain, du côté de Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement. Il a justifié sur Europe 1 l’intervention des policiers à Nanterre par le fait qu’«  une infime minorité, souvent de personnes qui sont extérieures à l’université, n’empêcheront pas la tenue des cours  ».

Le délégué général de La République en marche, Christophe Castaner, a été encore plus explicite. Pour lui, la jeunesse, et c’est la rhétorique classique du « Baron noir », est manipulée par des forces politiques. Cette fois-ci, les figures de proue de La France insoumise sont accusées de tirer les ficelles en coulisses. « Ils soufflent sur toutes les braises possibles en espérant que ça fasse un grand feu. Ils n’ont toujours pas compris qu’ils avaient perdu l’élection présidentielle. » Frédérique Vidal se place dans le même couloir, toujours sur France Culture. Pour la ministre, il est indéniable que certains ont « un agenda politique  », citant notamment le député insoumis François Ruffin.

Une analyse qui fait doucement pouffer Lilâ Le Bas, la présidente de l’Unef. «  Le gouvernement tient un discours paternaliste à notre égard. Soit on n’a pas compris la réforme, soit on n’est pas nombreux ou on est téléguidés. Frédérique Vidal est dans le déni, la caricature et le mépris. Comme si nous avions besoin d’être manipulés.  »

Julie Le Mazier reste étonnée de la vitesse à laquelle la situation s’est tendue. Lors du mouvement contre le CPE en 2006 ou contre la loi LRU d’autonomie des universités un an plus tard, dit-elle, les pouvoirs publics avaient « une tolérance » envers ces mouvements. «  Pendant la contestation contre la loi LRU par exemple, il y a eu des fermetures administratives d’universités pour empêcher toute concertation. D’où les blocages et occupations qui permettent de rester sur place.  »

Elle explique que cette stratégie répressive décourage l’engagement des jeunes d’une certaine manière. Notamment car certains sont choqués par ces scènes, voire traumatisés. D’autres, placés en garde à vue, peuvent craindre des conséquences d’un engagement encore plus actif. « Mais depuis le départ, cela ne fait que renforcer le mouvement, il y a plus de monde après chaque menace d’évacuation à Tolbiac par exemple. Et cela renforce la cohésion du groupe et nourrit une certaine émulation interuniversités, notamment pour dépasser le nombre de participants en assemblée générale », analyse-t-elle.

La stratégie de la fermeté adoptée par certains présidents d’université est mal comprise et révèle de fait une forme de faiblesse. « C’est un aveu d’échec, car cela prouve qu’avec une discussion rationnelle, qui devrait être l’horizon de toute université, ils ne pensent pas parvenir à convaincre les enseignants, étudiants, personnels non enseignants du bien-fondé de la réforme », explique Jean-Philippe Legois. « Ils justifient ces interventions par la menace de groupes d’extrême droite. Mais même s’il y a eu plusieurs interventions policières pendant le CPE ou contre la loi LRU, elles ne sont jamais arrivées aussi tôt. Là, nous sommes dans un mouvement d’entre-deux. »

Pour l’historien, le gouvernement a la volonté « de s’inscrire dans une stratégie de tension » et souhaite étouffer les ferments de la contestation. Or ce choix est discutable puisque, en plus de nourrir le feu, « cela remotive les étudiants et les enseignants ». Camille, de Nanterre, confirme. Pour lui, le président de l’université a commis une erreur stratégique majeure et, sans le vouloir, renforcé la fronde. Plusieurs d’entre eux racontent que les jours d’après, les assemblées générales ont drainé encore plus de monde.

La dimension symbolique entre aussi en ligne de compte. Difficile de ne pas dresser le parallèle évident avec Mai 68, alors que l’on célèbre le cinquantenaire de la plus importante révolte estudiantine du siècle. Les images des forces de l’ordre qui font face aux étudiants à la Sorbonne ont une forte résonance avec le passé. L’université de Nanterre, d’où est partie la contestation à l’époque, appartient aussi à ce pan de l’Histoire. « Le 3 mai 68, c’est l’appel à la police par le recteur de Paris qui a enclenché la dynamique du mouvement », rappelle Jean-Philippe Legois.

Les étudiants, dans les manifestations ou les sites occupés, se réfèrent évidemment à l’événement. « Le gouvernement devrait l’avoir en tête, explique Julie Le Mazier, car tout a commencé comme cela à l’époque. La répression produit de la contestation. Cela brise les liens de confiance qui permettent une mobilisation encadrée. Très vite, cela peut devenir incontrôlable. »