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Eloge des sciences économiques et sociales - Stéphane Beaud et Thomas Piketty, Alternatives économiques, 13 février 2018

mardi 13 février 2018, par Laurence

Ce texte a initialement été publié en préface à l’ouvrage Les sciences économiques et sociales (La Découverte). Les auteurs et l’éditeur ont autorisé Alternatives économiques à le reproduire.

Ce ne sont pour l’heure que des rumeurs. Mais les informations concernant la place des sciences économiques et sociales dans la réforme du lycée et du baccalauréat, qui sera présentée demain par le ministre de l’Education Nationale Jean-MIchel Blanquer, ne sont pas rassurantes. Risquant d’être faiblement représentées dans les nouveaux parcours qui seraient proposés aux lycéens, les S.E.S. pourraient également, selon Les Echos, être scindées en plusieurs disciplines, avec des enseignements disjoints de science économique, de sociologie, de science politique, de droit… Ce ne serait là qu’un nouvel épisode du procès que subit la filière depuis sa création, malgré son succès auprès des élèves. Comme le rappellent le sociologue Stéphane Beaud et l’économiste Thomas Piketty, depuis leur création il y a cinquante ans, les SES ont toujours été une discipline contestée et menacée.

Emile Durkheim (1858-1917), fondateur de la sociologie française, définit le processus d’éducation comme une « socialisation méthodique de la jeune génération  » qui permet d’assurer la survie d’une société et la pérennité de ses conditions d’existence. Les systèmes éducatifs étudiés en longue période dans un maître livre (L’évolution pédagogique en France) sont même, à ses yeux, un « moyen de lutte pour les groupes politiques dominants » pour asseoir leur pouvoir social et politique [Durkheim, 1938]. Pierre Bourdieu, à cet égard continuateur de Durkheim, considérait dans cette même veine que la sociologie de l’éducation devait être pensée avant tout comme une « anthropologie du pouvoir » [Bourdieu, 1989].

Armé de ces références, on peut considérer que la création au lycée, en 1965-1967, d’un enseignement de « sciences économiques et sociales » apparaît comme une belle illustration des enjeux sociaux et politiques soulevés par l’introduction dans le système scolaire d’une nouvelle matière. Pourquoi, diable, a-t-on alors créé cet enseignement hybride, mêlant différentes sciences sociales : économie, sociologie, histoire… ? Comment celui-ci est-il parvenu malgré tout à se faire une place dans le système d’enseignement français doué pourtant d’une forte inertie historique ? Mais aussi pourquoi cet enseignement ne cesse-t-il, depuis son existence, d’être fortement contesté et en permanence menacé ? Que lui reproche-t-on de manière si insistante depuis bientôt cinquante ans ? En même temps, pourquoi doit-on, à nos yeux, soutenir l’idée qu’il s’agit d’un enseignement particulièrement nécessaire aujourd’hui ? Autant de questions que nous essaierons d’aborder, comme économiste et comme sociologue, dans cette courte préface.

L’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) apparaît donc sur le tard, dans la première phase (gaulliste) de la Ve République. Mais, contrairement à une tenace idée reçue, l’enseignement des SES n’est pas issu de mai 1968 : il est, plus prosaïquement, le fruit de la réforme du lycée (1966), conduite sous la présidence du général de Gaulle par Christian Fouchet, son dévoué ministre de l’Education nationale. Cette réforme, qui visait à moderniser les filières d’enseignement du lycée général, a débouché sur la création de cinq baccalauréats, A (dominante lettres-philosophie), B (dominante SES), C (dominante mathématiques), D (dominante sciences et biologie), E (dominante sciences et technologie).

Comment et pourquoi est née, au milieu des années 1960, cette discipline nouvelle des sciences économiques et sociales au lycée ? D’où est venue cette idée de mettre au programme des lycéens français les SES, cette discipline « bâtarde », mêlant économie et sociologie, avec, au début, dans les programmes, une forte perspective historique ? Seule la prise en compte du contexte historique permet de répondre à cette question. Il s’agissait, aux yeux du pouvoir gaulliste, de compléter les études dites « classiques », de prendre en compte sérieusement les réalités économiques et sociales du monde contemporain en mutation au moment de l’ouverture de la France au marché international et d’offrir ainsi aux lycéens français un minimum de « culture économique ».

C’était aussi une période où le pouvoir politique, du fait de l’acuité des luttes sociales dans le régime fordien de croissance, de la prise en compte du long terme (avec l’idée-force de planification), n’hésitait pas à financer largement les sciences sociales, considérant que les recherches en ce domaine pouvaient guider l’action publique.

Enfin, du point de vue des débouchés de cette filière de bac, la création d’une filière B, entre le bac « lettres » et les divers bacs « sciences », constituait une voie de formation permettant de déboucher sur des types d’études supérieures ni purement littéraires ni purement scientifiques, axées sur des métiers du tertiaire en expansion forte, où la connaissance de ces réalités est indispensable.

Au lycée, en France, on enseigne depuis le XIXe siècle des disciplines scolaires « classiques », c’est-à-dire qui ont derrière elles une longue histoire, intellectuelle et institutionnelle : le français, la philosophie, les mathématiques, la physique, la biologie, l’histoire-géographie. Point de science économique et encore moins de sociologie à l’horizon des programmes du lycée quand celui-ci était un lieu fréquenté quasi exclusivement par les enfants de la bourgeoisie et une minorité de « boursiers ». Il a bien existé, après 1945, un enseignement d’économie, appelé « sciences et techniques de l’économie », mais il était réservé aux élèves du lycée technique aux aspirations scolaires et professionnelles moins hautes.

La question qu’on peut aujourd’hui se poser est la suivante : pourquoi ce nouvel enseignement ne s’est-il pas limité à celui de la seule science économique ? Pourquoi la sociologie s’est-elle invitée dans les programmes de SES ? Au plan institutionnel, rien n’y incitait. D’une part, la sociologie était alors une discipline nouvelle à l’université : la création de la licence date de 1958, et les facultés de sociologie vont lentement éclore dans les années 1960. D’autre part, Raymond Aron, titulaire de la chaire de la Sorbonne, qui représentait (et « tenait ») la discipline, n’était pas – en bon agrégé de philosophie – un défenseur d’un enseignement de la sociologie au lycée (il y avait la classe de philosophie pour cela…). Donc pas de lobbying effréné du côté des sociologues pour cette filière.

Impulsion des historiens

Il faut paradoxalement se tourner du côté des historiens pour comprendre le « et » du « sciences économiques et sociales ». En effet, la création de cette filière B s’est faite sous l’impulsion déterminante de jeunes historiens à la fois situés dans l’orbite de Fernand Braudel à l’Ecole pratique des hautes études (dans la sixième section, intitulée d’ailleurs « sciences économiques et sociales ») et à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, et en rupture avec l’histoire historisante, donc ouverts aux autres sciences sociales (économie, sociologie-anthropologie, démographie…).

Le rôle de deux jeunes historiens a ainsi été majeur : Marcel Roncayolo (agrégé répétiteur de géographie à Normale sup) et Guy Palmade (agrégé répétiteur d’histoire), avec deux conséquences importantes : d’une part, le programme des SES a été, au point de départ, très historicisé et l’est resté ensuite une bonne vingtaine d’années ; d’autre part, ces historiens, proches de l’école des Annales, se sont transformés auprès des instances en avocats convaincus de la cause de l’unité des sciences sociales. Guy Palmade, nommé en 1969 inspecteur général de la discipline, a joué pendant deux décennies un rôle essentiel de garant de cette orientation première des SES.

Une discipline sans cesse menacée

Les SES ont toujours été une discipline contestée et menacée. La première opposition est de type institutionnel. La création et le développement des SES et surtout de la filière B (devenue la série ES en 1993) ont bien évidemment été perçus comme une concurrence illégitime par les disciplines sœurs (sciences et techniques économiques, STE) ou cousines (histoire-géographie). L’opposition est surtout venue de l’inspection générale de STE, qui a alors perdu l’occasion (historique) de redorer son blason, cette discipline étant reléguée dans les filières technologiques en lycée technique (la future section G, aujourd’hui série STMG).

La deuxième opposition à cet enseignement et à cette filière est venue de l’administration de l’Education nationale, qui, pour des raisons budgétaires, a longtemps refusé l’extension de la section B à tous les établissements. « Son implantation dépendait de l’accueil réservé par les recteurs et les inspecteurs d’académie aux demandes éventuelles des proviseurs. Or ceux-ci étaient loin d’être tous favorables. Certains, voyant en elle un futur dépotoir de mauvais élèves, se refusaient même à l’accueillir. Au niveau des rectorats, la nouvelle discipline compliquait le travail. Il était si simple de l’assimiler aux STE (cas le plus fréquent) ou à l’histoire-géographie » [Autran et Guidoni, 1989].

A cet égard, une sociohistoire de la filière B puis ES reste à faire, notamment celle de sa lente implantation dans les différents lycées de France et de Navarre. De fait, la filière B a été longtemps perçue comme roturière dans les lycées de centre-ville, notamment les lycées de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), où elle n’avait pas droit de cité. La priorité était accordée dans les années 1970-1980 aux classes scientifiques et aux sections C ou D, mais il faut aussi remarquer que, dans ces établissements, la filière littéraire (et l’ancienne classe de « philosophie ») avait de beaux restes et faisait de la résistance, notamment grâce à son lien historique avec les classes d’hypokhâgne du même établissement.

Prenons un exemple symptomatique de la réticence-résistance de ces grands lycées à l’implantation de la série SES, celui du lycée Carnot de Dijon (où Stéphane Beaud a débuté sa carrière comme professeur stagiaire de SES en septembre 1983). C’est l’établissement prestigieux de la ville, celui des classes préparatoires aux grandes écoles, scientifiques et littéraires (le député UDR/maire, Robert Poujade, y a longtemps été professeur de lettres en khâgne), qui draine tous les meilleurs élèves de l’académie de Bourgogne. Il y existe encore une distinction entre la salle des professeurs des agrégés et celle des certifiés, certains professeurs de mathématiques ou de physique viennent en conseil de classe en blouse blanche, et leur prise de parole y est déterminante lors de ce moment décisif de l’orientation après la seconde. En 1983, soit vingt-cinq ans après la création de la section B au niveau national, la section B n’existe pas dans ce lycée. Les élèves reçoivent un enseignement d’« initiation économique et sociale » en seconde et si, par malheur, ils sont séduits par cet enseignement, ils doivent quitter ce lycée d’élite pour suivre une classe de première B dans un autre lycée, forcément moins réputé, de la ville.

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