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Sciences du langage : à propos du classement AERES des revues scientifiques

vendredi 31 octobre 2008, par Laurence

Le Comité éditorial de la revue Semen s’est vu confronté comme beaucoup d’autres revues à la décision récente de l’AERES de classer les revues scientifiques en A, B ou C, classement dit « bibliométrique » et qui sert de base pour classer à leur tour les enseignants-chercheurs en « publiants » et « non-publiants », dans une optique tant individuelle que collective (reconnaissance et financement récurrent des équipes de recherche). Semen est une revue de sciences du langage, et jusque-là, nous, Comité éditorial, nous efforcions d’orienter notre publication vers les débats qui structurent et animent notre communauté, d’y participer aussi pleinement que possible, et, pensions-nous, non sans quelque succès. La liste qui est parue nous a montré à quel point le classement effectué relève d’une politique de mépris :

-  mépris du travail des équipes qui animent les revues scientifiques, qui construisent la communauté des chercheurs de manière jusque-là désintéressée et solidaire, et de manière collaborative.

-  Mépris des travaux effectifs réalisés, des articles édités, des chercheurs regroupés à telle ou telle occasion, des efforts consentis par tous ceux qui s’investissent dans l’écriture des articles, dans la composition des numéros, dans la diffusion des revues malgré l’extraordinaire faiblesse des moyens structurels qui devraient pourtant être consentis, si l’excellence était véritablement la cause servie.

-  Mépris des auteurs qui ont donné sans compter et sans calcul leurs travaux à éditer par ces mêmes revues.

-  Mépris de l’histoire de chacune de ces revues, de leurs modes de développement, des changements qu’elles ont su intégrer en quelques années, au profit de calculs bibliométriques qui ne garantissent en rien la qualité scientifique des revues.

-  Mépris de ceux qui publient dans les traditions de leur langue, et qui ne considèrent pas que l’anglais appauvri, brandi comme le standard international obligé, soit la seule langue de publication possible.

-  Mépris qui conduit à la naturalisation de la recherche en SHS, de ses objets, de ses méthodes et de ses productions.

Le classement des revues a été pratiqué de la manière la plus opaque, sans que les noms de ceux qui ont opéré ce classement soient connus, sans que leurs principes méthodologiques soient exposées, sans que les buts réellement poursuivis soient clarifiés, en contradiction avec l’usage universitaire, et sans que les revues elles-mêmes aient été visitées et conviées à présenter leurs origines, leurs travaux, leurs bilans, leurs projets. C’est ainsi que le classement AERES détruit l’histoire et impose une procédure mécanique et atemporelle, qui ne fonde en rien le socle de pratiques cohérentes durables et crédibles.

Le classement AERES se complaît dans le mensonge : des revues dont chacun sait, pour peu qu’il agisse comme chercheur dans la communauté qui est la sienne, combien elles comptent dans le paysage scientifique, ne sont pas reconnues, soit au point de ne pas figurer dans le listing même établi par l’AERES, soit en recevant la note stigmatisante de C ; car publier dans une revue classée C devient inutile voire néfaste, puisque cela ne manifeste, aux yeux de l’AERES et de ceux qui accepteraient d’utiliser ses critères, que l’échec à publier dans le Gotha des revues. En outre, le simple examen de ce classement révèle ses partis pris : chacun a pu voir la prime donnée aux revues anglo-saxonnes, et par ailleurs à celles du champ des « sciences cognitives ». Ces partis pris idéologiques disqualifient ceux qui les promeuvent.

Le classement des revues est également une basse besogne du gouvernement : par ce biais il prétend justifier un financement en recul des ressources quadriennales des laboratoires de sciences humaines. Comment ne pas l’apercevoir ? Les membres de nos communautés qui accepteront de cautionner ces pratiques se rendront complices de l’appauvrissement de la recherche en sciences humaines.

Le classement des revues risque enfin d’avoir à court terme des conséquences graves :

-  la disparition d’un nombre conséquent de revues qui structuraient jusque-là la communauté scientifique, mais qui, cédant au mépris, ou victimes de ce mépris, risquent de décider de mettre la clef sous la porte, faute que leur soit reconnu le minimum : les efforts que chaque équipe consentait pour faire vivre un questionnement scientifique particulier, ou faute de pouvoir continuer à attirer à elle les chercheurs qu’elles réunissaient pourtant efficacement auparavant, partis chercher ailleurs, dans les revues classées A, la paix administrative et la reconnaissance scientifique déniée ici.

-  La chute de la production scientifique : car les quelques revues classées A ne sauraient absorber la totalité de la production d’une communauté scientifique. Or, pour qu’un classement de ce type puisse fonctionner, il faut que nombre de revues soient disqualifiées pour que telle et telle autre revue soient qualifiées.

-  La difficulté de plus en plus importante pour les jeunes chercheurs de se faire reconnaître, eux que leurs aînés prenaient soin, jusque-là, d’appuyer ; eux à qui il s’agissait de mettre le pied à l’étrier en permettant la publication de travaux prometteurs, même lorsqu’ils n’étaient pas pleinement aboutis, et justement parce que l’écriture scientifique s’apprend, qu’elle n’advient pas comme un don naturel.

-  Le classement des revues incite non à une démarche solidaire et collaborative, recherchant l’originalité, mais à une production abstraite et normée. Et c’est donc à une baisse de la qualité scientifique que cette initiative a toutes les chances de conduire, comme le montre par exemple le récent livre de Lindsay Waters (responsables SHS aux Presses de Harvard), L’Éclipse du savoir.

Pour toutes ces raisons, nous appelons à

-  signer la pétition déjà en ligne : http://www.appelrevues.org

-  à rejoindre l’exigence des collègues anglo-saxons :
http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article591

-  à refuser les oukases de l’AERES

-  à exiger du ministère de la recherche des modes d’évaluation qui construisent des bilans historicisés, des programmes validés par les communautés de chercheurs, des modes d’évaluation qualitatives et non pas pétris de faux objectivisme et de naturalisme.

-  Nous appelons enfin l’ensemble des revues du champ à nous rejoindre sur ces positions.

Le Comité éditorial de la revue Semen (Université de Franche-Comté)
Andrée Chauvin-Vileno (Directrice), Séverine Hutin, Mongi Madini, François Migeot, Philippe Schepens, Jean-Marie Viprey