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La démocratie emmurée - Pascal Maillard, blog de Mediapart, 19 juin 2016

dimanche 19 juin 2016, par Hélène

Jamais un gouvernement de gauche n’était allé aussi loin dans une entreprise de confiscation de la démocratie. Jamais manifestation de rue n’avait fait l’objet d’une manipulation politico-médiatique d’une telle ampleur. Billet prismatique d’analyse politique et de témoignages sur un 14 juin historique, dont il faut tirer les enseignements. Entre une nouvelle pétition et la Chanson des Anges noirs.

Lire sur le blog-20160619]

Dans un entretien de ce 19 juin au Journal du dimanche Manuel Valls formule un paralogisme qui laisse transpirer son inconscient politique. Selon lui, retirer le texte de la loi Travail « voudrait dire qu’on ne pourrait plus réformer, sauf par la brutalité. » La phrase peut s’entendre comme la menace directe d’imposer les réformes par la force brute, à défaut d’y parvenir par la voie parlementaire et le dialogue social. De fait, c’est ce à quoi nous assistons depuis plus de trois mois, dans une gradation vertigineuse de la violence de l’Etat, prêt aujourd’hui à détruire ce qui subsiste encore de nos droits les plus fondamentaux : la liberté d’expression et la liberté de manifester.

Si Manuel Valls appelle aujourd’hui les syndicats à « annuler eux-mêmes » les manifestations –ce qu’ils ne feront évidemment pas ! -, c’est qu’il a compris que les menaces d’interdiction formulées par lui et le Président ont provoqué une vague d’indignations et un véritable vent de révolte citoyenne. En quelques jours plus de 100 000 personnes leur ont répondu dans une pétition par la phrase suivante : «  Je ne respecterai pas l’interdiction de manifester  ». Dans une tribune publiée le 17 juin par Libération, une soixantaine d’intellectuels, militants et de syndicalistes disaient leur résolution à poursuivre la lutte : « Quoi qu’il advienne de ce gouvernement, nous continuerons de manifester – et comment ! Mais pas seulement. Nous poursuivrons grèves, blocages et occupations. Ce sont les armes de celles et ceux qui en ont peu. Mais elles peuvent frapper bien plus fort que leurs matraques et leurs tonfas ». La tribune de Libération est désormais ouverte aux signatures individuelles (écrire à nouscontinueronsdemanifester@riseup.net). Parmi des dizaines de communiqués émanant de syndicats et d’associations de défense des Droits humains, l’Observatoire de la Discrimination et de la Répression syndicales lance une alerte : « Remettre en cause le droit de manifester, c’est renouer avec les heures les plus sombres du combat anti-syndical ».

Manuel Valls renoue aussi avec les heures les plus sombres de l’histoire de France : l’état d’urgence permanent, l’arrestation et l’emprisonnement des opposants politiques (militants politiques et syndicaux), la désignation d’ennemis intérieurs par l’assimilation des manifestants-résistants à des terroristes, les assignations à résidence et les interdictions de manifester. A quand le couvre-feu ?

Prenant acte que la seule réponse du gouvernement est aujourd’hui « La loi Travail ou la force », la réponse des citoyens ne peut être que la suivante : « Le retrait de la loi ou l’insurrection ! ». Suivie de la chute de Valls et de son gouvernement. Après la manipulation et le chantage, Manuel Valls prend en otage la démocratie. Dans une telle situation, dont il faut mesurer toute la gravité historique, il revient au peuple de la libérer. Il a commencé à le faire le 14 juin, à l’occasion d’une manifestation nationale dont il faut tirer les enseignements.

« Dire nous pour éviter le désastre où nous entraîne une politique de la peur qui se sert du terrorisme comme d’un alibi pour nous congédier, mettre en panne notre démocratie, mettre en cause nos libertés, mettre en péril notre sécurité  »

Edwy Plenel, Dire nous, Editions Don Quichotte

Il m’aura fallu de la distance pour pouvoir écrire sur la manifestation du 14 juin à Paris et ma présence dans le cortège de ceux qu’on nomme les « casseurs » et que Karl Sens appelle, au bas de ce billet, les Anges noirs, dans un poème en prose qui nous apprend à Dire nous. Il m’aura fallu l’aide de nombreuses lectures, de multiples témoignages, toujours forts, précis, émouvants et surtout convergents, qui essaiment sur les réseaux sociaux et les sites militants. J’en publie trois ci-dessous. Il pourrait y en avoir cent. Mais ceux-ci méritent d’être lus et relus, peut-être plus que d’autres. Il m’aura fallu aussi surmonter, non pas seulement le choc de la répression policière – terrible, depuis le début des luttes sociales contre la loi Travail – mais aussi la sidération provoquée par les mensonges d’Etat.

Comment ont-ils pu ? Comment la majorité des médias, publics et privés, ont-ils pu suivre aussi servilement, depuis des mois, et les amplifier, les mensonges éhontés et la propagande du gouvernement ? Peut-être parce qu’on n’a jamais atteint dans notre pays une telle relation d’imbrication réciproque entre pouvoir et médias. Quand gouverner et communiquer ne font plus qu’un, quand les intérêts privés et le monde de la finance sont unis à la politique dans des noces morganatiques, il ne faut pas s’étonner qu’un gouvernement affaibli et contesté trouve dans l’atteinte à nos libertés fondamentales – le droit de manifester et de s’exprimer – le seul moyen de survire à son impéritie.

Ce n’est donc qu’une fois la tête une peu reposée, les nausées passées et le cœur allégé d’une révolte et d’un profond dégoût pour des hommes politiques aussi vils et veules que le sont devenus, malheureusement, bien des journalistes, que j’ai pu écrire les trois fragments qui suivent. D’un certain point de vue ils sont moins importants que les témoignages que je reproduis. Celui de l’écrivain Yves Pagès et ceux de deux femmes anonymes. La force des anonymes, c’est d’être tout le monde, c’est-à-dire chacun de nous.

La puissance d’une manifestation qu’aucune propagande ne pourra occulter

Nous étions bien des centaines de milliers le 14 juin à Paris. En sous-estimant le nombre des manifestants (divisé au minimum par cinq, au pire par dix), le gouvernement et les médias sont apparus de fait comme des manipulateurs, et ceci aux yeux mêmes des centaines de milliers de citoyens qui ont vécu de l’intérieur l’une des plus grandes manifestations à laquelle ils ont jamais participé. Cette propagande a échoué. Il suffit, pour en être convaincu, de faire le raisonnement suivant : les centaines de milliers de manifestants auront nécessairement témoigné de leur nombre auprès de leur famille, de leurs amis, de leurs collègues et de leurs camarades de lutte restés en province. Et beaucoup auront témoigné des témoins. Ce sont donc aujourd’hui des millions de citoyennes et de citoyens qui savent combien ils sont forts et qui ont objectivé et déjoué une manipulation de masse qui porte atteinte à la vérité, à leur détermination et à leur existence même. Car, si un pouvoir dit au peuple : « Vous n’étiez pas là », chaque citoyen qui était là se sent atteint dans son existence même. Et sa colère monte inexorablement. Elle monte contre une loi inique et se transforme en révolte contre tout le gouvernement et ses alliés. Oui, la révolte est en route et rien ne l’arrêtera, sinon l’amplification de la répression et les interdictions de manifester, qui conduiront alors à une insurrection. Personne ne sait si elle aura lieu, mais chacun sait désormais qu’elle peut avoir lieu.

Une stratégie du chaos organisé et de la violence provoquée

Cazeneuve, Valls et Hollande ont lancé leurs dernières grenades de désencerclement contre le mouvement social. Mais elles leur reviennent à la figure. L’amalgame construit par le ministre de l’Intérieur entre le terrorisme et les « casseurs », en instrumentalisant la présence, dans l’Hôpital Necker, de l’enfant des fonctionnaires de police assassinés, fut tout simplement odieuse. Elle eût provoqué en d’autres temps politiques des appels immédiats à la démission, y compris par des élus et des responsables politiques. Odieuse à la fois pour la mémoire des policiers et leur famille, et pour les manifestants eux-mêmes, assimilés à des terroristes. Mais la grossière instrumentalisation des vitres brisées de Necker, devenu dans la bouche de Valls un hôpital « dévasté », s’est retournée contre les impudents et les imprudents manipulateurs. Mediapart, Le Monde et Libération ont promptement rétabli les faits. L’écrivain Yves Pagès, dans un billet de blog que je reproduis ci-dessous, fait la démonstration que les affrontements à proximité de l’hôpital Necker ont été conçus et provoqués par la Police elle-même, selon une « géo-stratégie » pilotée par la Préfecture et le Ministère de l’Intérieur.

La technique du maintien de l’ordre apparaît donc de plus en plus comme une stratégie du chaos organisé et de la violence provoquée. Trois faits ont sauté aux yeux de toutes celles et tous ceux qui ont observé avec un peu d’attention le dispositif policier encadrant la manifestation du 14 juin, lequel a été aussi mis en place lors de précédents cortèges .

  • 1. Tout d’abord le positionnement des CRS tout au long du parcours et la répétition des opérations de nassage : déplacement de groupes latéraux, blocage par le sommet, fermeture par le bas, gazage massif, charges et arrestations.
  • 2. Ensuite le choix délibéré de ne jamais protéger les banques, alors que les forces de l’ordre en ont les moyens humains et techniques.
  • 3. Enfin l’organisation des nasses à des points névralgiques, exactement là où des dégradations importantes peuvent être produites.

A ces trois faits qui mettent directement en cause le pilotage politique du maintien de l’ordre, il faut ajouter qu’étaient palpables la fatigue et la tension nerveuse des forces de l’ordre, et ceci avant même le début de la manifestation. Les CRS et les membres de la BAC accomplissent leur mission en commettant de plus en plus de fautes professionnelles caractérisées, volontaires ou non. Coups de matraque en plein visage, à deux centimètres sous l’œil, pour un manifestant simple obervateur, tir tendu de grenade à 80 cm de ma tête alors que je me trouvais à 5 mètres du tireur. J’ai pu le mesurer d’autant plus précisément que le CRS, en visant très mal, a envoyé son projectile sur un poteau de signalisation (feu tricolore) où il a explosé : je me trouvais à moins d’un mètre du feu tricolore. Des témoignages identiques abondent. Pour la seule manifestation du 14 juin, les équipes de « street médic » ont pris en charge une centaine de blessés à des degrés divers. Il faut rendre hommage à leur courage et leur dévouement. Je pense en particulier aux Communard.e.s de Saint-Nicaise (Nuit Debout Rouen) dont j’ai accompagné à certains moments la petite équipe médicale. Mais aussi à tous les anonymes qui prennent soin des autres.

Face à une violence de cette nature, orchestrée et pilotée de l’Intérieur, mettant en danger des dizaines de vies, l’auto-organisation et la protection de chacun deviennent évidemment nécessaires et légitimes.

Un cortège de tête représentatif de toute la société en lutte

evient-il aux services d’ordre des organisations syndicales d’encadrer des centaines d’autonomes, de militants et de citoyens qui prennent possession des têtes de manifestation ? Je réponds catégoriquement non. Pour trois raisons évidentes. C’est tout d’abord une tâche qui relève du maintien de l’ordre, donc de la responsabilité de l’Etat. Il est ensuite irresponsable de demander aux syndicats de faire un travail que pas même des forces de l’ordre professionnelles et entrainées sont en mesure d’accomplir, ou auxquelles on donne des ordres pour qu’elles les accomplissent fort mal, ou à dessein de provocation organisée des violences. C’est enfin ignorer la longue tradition de l’anarcho-syndicalisme qui crée une solidarité entre les militants, fussent-ils de culture différente. Or, ce qu’a montré avec force la manifestation parisienne du 14 juin, c’est une unité de lutte, par des moyens différents, entre les autonomes et des militants syndicaux des organisations représentatives, la CNT et SUD bien sûr qui étaient nombreux à faire partie de la manifestation de tête, mais aussi des militant.e.s de la CGT et de FO, sans compter les membres de multiples organisations politiques (PC, PG, NPA, LO, etc) et de diverses associations de défense des Droits humains, des groupes LGBT, etc. Et surtout, c’est essentiel d’y insister : des citoyen.ne.s sans appartenance, des lycéen.ne.s, des étudiant.e.s, des privé.e.s d’emploi, des précaires, des intermittent.e.s du spectacle et des retraité.e.s. Et de très nombreuses femmes, de 16 à 77 ans. Bref, ce 14 juin, c’est toute la société qui défilait en tête du cortège parisien, devant des centaines de milliers de manifestants. Et sans mur entre les deux cortèges. Car beaucoup sont remontés en tête, non par curiosité, non pour casser, mais simplement pour marquer leur solidarité avec celles et ceux qui affrontent depuis des mois, avec courage et détermination, une répression policière qui est d’abord et avant tout une répression politique.

Ce qu’il faut enfin retenir de la manifestation de tête du 14 juin, qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes, c’est que la répression policière ne fait plus peur à la majorité. Une étape a été franchie. Et elle est importante : la fonction de dissuasion de la propagande sur les casseurs ne fonctionne plus pour des milliers de nos concitoyens. La peur a changé de camp. Elle était ce 14 juin bien davantage du côté de la police que des manifestants. Elle est aujourd’hui du côté du gouvernement. La principale peur que vivent les manifestants est une peur pour autrui, pas pour soi. La solidarité, l’entraide et un véritable souci de l’autre sont ce que je retiendrai du 14 juin. Juliette Keating y a insisté dans un beau billet sur Mediapart. Elle s’interrogeait ainsi : « Le verre brisé des vitrines souffre-t-il autant que les hommes et les femmes aux vies brisées par la crise financière que les États font payer aux populations qui en sont pourtant les victimes ? »

Les casseurs sont au gouvernement. Ils cassent le Code du travail, ils cassent les Fonctions publiques, les hôpitaux, les universités, l’éducation, l’emploi. Ces casseurs de la démocratie sociale voulaient nous vendre une loi Travail pour la jeunesse, pour l’emploi, pour notre avenir. Mais la jeunesse, les privé.e.s d’emploi, les précaires et les salarié.e.s ont compris que cette réforme, comme toute réforme des néolibéraux socialistes, est synonyme de régression sociale. Malgré trois mois de matraquage politico-médiatique et de matraquage policier, plus de 6 français sur 10 restent opposés à cette loi inique. Contre les interdictions de manifester, contre la loi Travail, manifestons plus que jamais, plus nombreux encore ! Engageons-nous dans les luttes pour la défense de nos droits !

Pascal Maillard

Du 14 au 19 juin 2016

PS : Le titre du présent billet est directement inspiré du livre de Wendy Brown, Murs, Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, 2009. La même année paraissait le livre d’Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Champs, Essais. Je conseille la lecture de ce dernier avant celle du livre si important de Wendy Brown. Ils nous aident à penser notre présent.


Ce gouvernement a peur

Dans une tribune publiée le 17 juin par Libération, une soixantaine d’intellectuels, militants et de syndicalistes disent leur résolution à poursuivre la lutte. Cette tribune est devenue une pétition. J’en copie ci-dessous la fin qui me semble essentielle. Et je vous invite à la signer (envoyer un mail à nouscontinueronsdemanifester@riseup.net) et à la diffuser largement.

« Nous ne convaincrons pas les tenants de ce monde – et nous ne cherchons pas à le faire. Mais contre le discours dominant et tout-puissant, nous pouvons convaincre celles et ceux qui connaissent bien la violence au quotidien. La violence du mépris social et des abîmes qui nous séparent des possédants. La violence du chantage à l’emploi qui conduit à tout accepter, fait voler en éclats les solidarités et jusqu’à la dignité parfois. La violence de la souffrance, au chômage, au travail, de la mise en concurrence, du management par l’obéissance. La violence des contrôles au faciès et des discriminations. Forces de l’ordre ; mais de quel ordre ? L’ordre social des évadés fiscaux, du CAC 40 et des marchés financiers.

Quelques devantures de banques, d’assurances ou de supermarchés cassées ne sont rien comparées à cette violence. Quoi qu’on pense de leur pertinence, ces actions sont au fond surtout des questions : qu’est-ce qu’une banque et ce qu’il y a derrière, la tragi-comédie financière ? Brecht l’avait résumé d’un trait : « Il y a pire que braquer une banque, c’est d’en fonder une ». Comment pourrait-on nous faire croire que la violence de ce monde serait dans ces vitrines brisées ? Les médias sont doués pour ça, avec leurs scoops et leurs images en boucle, leurs sélections éhontées. Mais vient un temps où ça ne marche plus : il semble que ce temps soit venu.

Les patrons peuvent s’arrêter de patronner ; nous n’avons pas besoin d’eux. Mais quand les éboueurs, les dockers, les électricien·ne·s, les cheminot·e·s, les raffineur·se·s, les personnels hospitaliers, les personnels de l’éducation, les postier·e·s, les intermittent·e·s s’arrêtent, tout ce qu’elles et ils nous apportent devient soudain plus visible, plus évident. Quoi qu’il advienne de ce gouvernement, nous continuerons de manifester – et comment ! Mais pas seulement. Nous poursuivrons grèves, blocages et occupations. Ce sont les armes de celles et ceux qui en ont peu. Mais elles peuvent frapper bien plus fort que leurs matraques et leurs tonfas. »


Un mensonge d’État qui nous prend pour des cons :
 l’hôpital Necker « dévasté » par des sauvageons…

En ce lendemain de manif monstre, vers midi et demi, il suffisait d’emprunter le parcours de la veille pour apercevoir les centaines de tags qui ornaient encore les murs (à part ceux du Val de Grâce ripolinés de blanc sur le boulevard du Port-Royal). Parmi les vitrines brisées, d’après un rapide calcul mental, 95% des devantures ciblées portaient l’enseigne d’une banque/agence immobilière /compagnie d’assurance/sucette publicitaire Decaux. Indubitablement, sur le boulevard Montparnasse, cinq ou six magasins de déco intérieur, d’optique ou de fringues, dépourvus de caractère symbolique flagrant, ont fait le frais d’un excès de zèle injustifié, d’ailleurs sans graffiti « explicatif » autour. Mais comment s’en offusquer au regard du gazage quasi permanent du cortège de tête qui, avec cagoule ou foulard citronné à mi-visage, comptait dès le départ plus de dix mille personnes rêvant non pas d’un baroud d’honneur ou d’un simple happening émeutier, mais d’un cortège offensif exprimant toutes les composantes du corps social d’aujourd’hui : United Colères of Précaires.

Arrivé devant l’Hôpital Necker, le champ de ruine ne saute pas aux yeux, c’est le moins que l’on puisse dire. Une seule vitre a volé en éclat, déjà remplacé par une feuille de contreplaqué. Une petite dizaine d’impacts au marteau, surlignés de scotch armé orange, sont aussi visibles sur les double-vitrages avoisinants. Un ou deux tags en plus… et voilà tout. Même pas une faute lourde de non-sens, juste une faute de goût sans dégâts collatéraux ni vilains bobos pour personne.

C’était donc ça — une erreur bénigne de balistique mal raisonnée — qui nous a valu depuis hier soir la fable d’une « attaque » puis de la prétendue « dévastation » de l’Hôpital des Enfants Malades où, parmi tant d’autres gamins en souffrance, l’ex-otage en bas-âge d’un fanatique daéchien tentait de retrouver ses esprits. Aucun rapport a priori, mais puisqu’il est désormais question de criminaliser les « casseurs » en les amalgamant à la figure de l’ennemi intérieur djihadiste, rien n’est trop énorme pour accréditer ce bobard faisandé.

Trêve de storytelling, un flash-back s’impose si l’on veut distinguer la part réelle des responsabilités. Hier, vers 16h30, alors que les forces de l’ordre avaient réussi puis échoué puis recommencé à couper/nasser la tête de manif, c’est à ce carrefour stratégique de la rue de Sèvre et du boulevard Montparnasse (métro Duroc) que la Préfecture avaient décidé de placer un très gros bataillon de CRS aux abords dudit hosto et en vis-à-vis un canon à eau. De fait, à l’arrivée du cortège massif, occupant chaussée et trottoirs, la police a chargé, choisissant de fixer l’affrontement pendant plus d’une demi heure aux immédiats parages de ce lieu de soin.

Et maintenant, cessons de travestir une réalité qui pourtant crève les yeux (comme un FlashBall justement). C’est à la Police d’assumer toute l’indignité de sa géo-stratégie irresponsable : noyer de gaz lacrymogène la rue jouxtant un Hôpital (avec les risques d’enfumage des ventilations de l’établissement), y faire assaut de grenades de désencerclement (ayant en cet endroit précis atteint plusieurs manifestants couchés au sol, ce qui avait déjà eu lieu au croisement précédent, propageant la rumeur infondée semble-t-il d’un ou deux morts et enrageant d’autant tout un chacun parmi les manifestants), avant de mettre en branle le fameux canon à eau, posté là en embuscade selon un scénario mûrement réfléchi. Ainsi serait-il préférable de ne pas inverser les rôles et plus que temps de demander des comptes au ministre de l’Intérieur pour le choix délibéré d’une telle tactique, si irrespectueuse d’un havre de paix que doit être un centre hospitalier. Le reste (un malheureux carreau cassé) n’est qu’enfantillages, montés en épingle pour effarer les téléspectateurs dans leurs chaumières et rassurer les Panama-Bankers et autres châtelains du pouvoir socialiste.

Bien sûr, il y aurait d’autres épisodes à évoquer à propos de la journée d’hier, mais quelques extraits d’aphorismes urbains y pourvoiront.

Post-scriptum : quant à savoir qui a vraiment cassé l’Hôpital public en Île-de-France, à coup sûr, ce sont nos états-d’urgentistes du PS à force de coupes budgétaires et de logiques comptables, pas les jeunes énervés qui se battent à armes très inégales avec les Robot-cops du chien de garde en chef Manuel Valls. A ce sujet, on lira avec intérêt l’article d’un lecteur du site LundiMatin ici même.

Voir les photos et lire le billet d’Yves Pagès ici.


Témoignage d’une manifestante, syndicaliste et Debout

(posté sur une liste de diffusion de l’ESPE de Paris)

Aux Gobelins, les rangs sont très serrés. La manif part. Le cortège de tête est très vite chargé.

Un jeune se fait choper. On essaie d’intervenir à plusieurs pour calmer le jeu et essayer de le récupérer. Un CRS finit par me dire laissez-nous faire notre travail. C’est alors qu’un homme un peu âgé surgit sur la chaussée la tête en sang encadré de CRS. Je demande alors au CRS si c’est ça son travail.

Les CRS menottent le blessé qui est emmené sur le trottoir. On proteste, on crie. Il est assis par terre. On demande qu’ils appellent les pompiers.

Puis succession de charges : à gauche, à droite, à gauche, à droite. Les CRS entrent dans la manif en hurlant, les matraques au clair. Des gens tombent. Parfois, on arrive à dégager la chaussée des CRS à coups de « cassez vous ». Parfois on court après eux pour essayer d’empêcher une arrestation.

A un moment, ils relèvent sans ménagement des jeunes filles qui sont assises sur le trottoir. Je finis par comprendre qu’une d’elle est blessée à la tête. Ils les encerclent.

C’est alors qu’un médic me dit qu’ils ne soignent que des blessures au crâne. Les flics cognent très fort et en priorité sur la tête. Beaucoup de gens à la fin de la manif avec des bandages en effet... Je me dis alors qu’il faut que je vienne désormais casquée. Ce qu’il me conseille vivement, me montrant une partie de son casque enfoncée par un coup de matraque. Heureusement en effet qu’il avait son casque...

On repart après une énième charge. Les rangs sont un peu clairsemés quand une grenade lacrymogène arrive de derrière nous en rase motte et passe entre les jambes d’un manifestant devant nous.

Il s’affale de tout son long face contre terre et alors, l’horreur a lieu : en tombant, il coince la grenade en feu entre son cou et le bitume. Trois quatre personnes se précipitent sur lui pour dégager le fumigène. Le gars ne bouge plus. Nous l’entourons nombreux et appelons les médics et les secours. Nous sommes très nombreux autour à ce moment là et les CRS chargent à nouveau sur nous pour nous dégager et prendre position autour du blessé. C’est alors que collectivement, sans nous parler, pensant à nos très nombreux blessés qui se sont vus mis en examen et aussi hélas à Romain D., nous nous battons contre les CRS pour qu’on puisse continuer de nous en occuper et qu’ils dégagent. On y arrive ; ils dégagent, mais dans la bataille, ils ont blessé deux autres manifestants qui sont à terre juste à côté du grand blessé. Une pluie de lacrymos continue de nous atteindre. C’est l’enfer. On crie pour qu’ils arrêtent. Un grand cercle se forme autour des blessés. On porte secours aux trois blessés, dont un se relève déjà et on asperge les medics de maalox parce que les gaz sont violents.

Les pompiers vont enfin arriver mais on insiste pour chacun soit accompagné dans le fourgon par une personne et ils le seront. Quelques applaudissements saluent nos deux blessés, histoire de se donner un peu de chaleur et de soutien...

On repart. Nouvelles charges. Le camion à eau fait son entrée et asperge les manifestants qui sont un peu en contrebas.

On repart, toujours dans les gaz et les grenades de désencerclement. Toujours régulièrement chargés.

Arrivés à hauteur de l’hôpital des Invalides, on s’assoit sur des barres qui servent de parking pour les deux roues. On se repose en se disant qu’on va repartir un peu en arrière rejoindre le cortège syndical.

C’est alors qu’une ligne de CRS arrive au loin, contenant la progression de la manif. Nous sommes sommés de nous lever et on repart alors avec cette deuxième tête de cortège : deux rangées de CRS nous faisant face et nous empêchant de progresser. On arrive comme ça à Invalides.

Puis le camion à eau asperge la place déjà engloutie sous les lacrymos.

J’essaie de revenir en arrière pour retrouver mon compagnon. J’arrive au même parking à motos et je vois juste un peu plus loin, un double cordon de CRS qui bloque la manif. Je comprends alors qu’ils veulent dégager la place avant de nous laisser arriver.

Nous sommes alors violemment chargé.e.s et gazé.e.s. Ca pleut de partout. Un manifestant me rince les yeux avec du sérum. Je ne vois plus rien. Les cortèges syndicaux tournent dans une rue perpendiculaire pour échapper au déluge. Un SO se fait charger et gaze à son tour les CRS. Je reste sur l’axe principal et c’est alors que dans une brume compacte je vois un manifestant sur le côté avec un trou dans la cuisse et qui saigne. Des gens le secourent. Un peu plus loin, même scène : un gros trou dans la cuisse et ça saigne beaucoup. Je me mets autour du gars secouru par plusieurs personnes car les lacrymos pleuvent et je crains une charge avec le gars à terre. Ses amis décident de le porter plus loin en arrière car on n’arrive plus à respirer. Je distribue des pulvérisations de maalox jusqu’à épuisement. Je n’arrive plus à secourir et soulager...

J’ai des camarades qui sont là, je leur donne le nom et le tél d’une avocate militante. Puis je remonte encore vers l’arrière car il est impossible d’avancer ; des camions coupent désormais la route derrière les CRS.

C’est alors qu’un copain de Nuit Debout me voit et me demande de l’aide pour un gars qui est très blessé et les secours n’arrivent pas. Le gars est couché dans l’entrée du monceau fleurs fermé. Il a pris une grenade de désencerclement dans l’entre-jambes. Il est brûlé sur toute cette zone, son pantalon est en lambeaux et il souffre beaucoup.

Les pompiers arrivent une heure après le premier coup de tél. C’est très long, beaucoup trop long, quand on voit la violence avec laquelle nous sommes chargé.e.s, gazés, visés au flash ball et aux grenades.

Je repars avec mon compagnon, mon fils et quelques camarades en direction de Montparnasse. Mon fils s’est pris un coup de matraque sur la tempe, mon compagnon s’est battu avec les flics en civils mais nous n’avons rien de grave compte tenu des blessures que les CRS ont encore provoquées ce jour.

Le cortège n’a encore pas pu arriver à son terme. Le défilé a été interrompu. Mais nous étions des centaines de milliers dans la rue, tou-te-s très uni.e.s, personne ne reprochant rien à quiconque. Conscient.e.s de l’adversité que nous affrontons et qui nous soude. Le cortège de tête était encore plus massif, toujours aussi déterminé et extrêmement attentif les un.e.s aux autres.

Les cortèges syndicaux ont pris aussi beaucoup de violences policières.

Mais ce soir, malgré tout ça, nous restons invincibles, car nous ne pouvons pas perdre. Ou plutôt nous ne méritons pas de perdre. Nous préparons déjà demain et les jours suivants.

Jusqu’à la victoire.

Une manifestante, syndicaliste et Debout.


"Merci à toi qui a attrapé ma main et m’a sauvée pendant la manif du 14 juin"

(Témoignage posté sur Gazette Debout)

Je voudrais remercier une jeune femme dont je ne connais pas le nom et dont je ne me rappelle plus le visage, et qui s’est évaporée dans l’angoisse, les gaz et la foule. Merci à toi.

Aujourd’hui encore, j’étais à la manifestation contre la Loi Travail. Beaucoup de pancartes et de slogans indignés. Beaucoup de gens très variés, jeunes, vieilles et vieux, syndicalistes, étudiant.e.s, lycéen.ne.s, etc. Beaucoup de casse aussi… des vitrines entièrement démontées et saccagées… Beaucoup de choses que l’on ne s’attendrait pas forcément, naïvement peut-être, à voir à Paris… des bandages, des gens en train de vomir… des CRS qui provoquent, chargent dans le tas et matraquent au hasard… des manifestants qui insultent, provoquent et chargent les CRS. Un camion qui arrose la foule au kärcher pour la disperser.

En milieu de cortège peut-être, je me suis retrouvée coincée contre un mur par un mouvement de foule. Des gens lançaient des pavés sur la place. Ça paniquait. Ça sifflait. Ça criait.

Ça bourdonne dans mes oreilles. Je regarde au loin sur la place. Je tente de voir où sont les casseurs, où sont les CRS. Que se passe t-il ? Par où faut-il se réfugier ?

Soudain, mon visage et mes yeux me brûlent. Je vois l’homme à ma gauche trébucher, manquer de s’écrouler. Au sol, entre mes jambes, une lacrymogène. Je tends une main, perdue, vers une jeune femme à ma droite. Je ne vois plus rien. Mes yeux ne répondent plus. Je tremble. Je sens le mur, derrière moi, chanceler. Je n’arrive plus à respirer.

Merci à toi, qui a attrapé ma main et m’a emmenée à l’écart. Qui m’a fait m’asseoir. Qui a nettoyé mon visage et mes yeux. Qui est restée à mes côtés quand j’ai vomi. Et qui n’a pas cessé de me tenir la main et de me rassurer. Merci.

Et à travers toi, merci à tous les gens qui, aujourd’hui encore, rappellent le sens d’un combat solidaire pour un monde plus humain, moins égoïste, moins individualiste. Les équipes médicales qui tournent et soignent les blessés. Les gens qui distribuent du sérum pour les yeux. Celles et ceux qui donnent de l’eau. Qui rassurent, d’un mot, ou d’un simple sourire.

Merci à tou.te.s celles et ceux qui, au milieu de ces violences, n’oublient pas de rester humain.e.s.


Chanson des Anges noirs

Nous n’avons pas de nom. Nous sommes les Anges noirs. Un lien se crée entre nous, dans l’instant. Un secret nous unit comme des enfants. Nous ne nous connaissons pas, mais un seul regard suffit à nous reconnaître. Nous sommes qui nous sommes. Nous sommes vous, qui ne savez pas tout ce que vous pouvez. Nous sommes l’inconnu qui fulgure dans la rue et disparaît dans la cité.

Nous ne sommes plus là, mais nous sommes près de vous. Nous sommes en vous, les invisibles. Nous sommes un regard amical, un geste protecteur, une parole attentionnée. Notre chorégraphie est comme de l’amour. Un nuage rouge et noir monte de chacun de nos gestes, précis et rapides comme l’éclair, de nos gorges déployées, de nos « Paris, soulève-toi ! » scandés d’une même voix.

Notre rumeur a pour nom Insurrection. Elle murmure à vos oreilles cette chanson : « Nous sommes l’avenir. Aucun mur ne nous sépare. Aucune grille ne nous résiste. Nous sommes l’Immaîtrisable, le vent bénin qui emporte les blanches fumées. Nous mettons dans la vitre brisée toute notre utopie, pour une autre vie. Nos poèmes sur les murs sont un rêve éveillé, une salve d’espérance, le cri muet de la jeunesse pour une autre société. Contre la démocratie emmurée, pour la défense de toutes les libertés, nous sommes la Vie vivante, la Rue qui rue. Rien ne peut nous arrêter ».

Karl Sens