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De l’autonomie à la mise sous tutelle ? Contraintes budgétaires et stratégies gestionnaires des universités - Terrains de luttes, 19 septembre 2014

mardi 13 décembre 2016, par Mariannick

La revue Savoir / Agir consacre son numéro 29 aux réformes universitaires. Nous en publions ici un article portant sur les conséquences de la loi d’autonomie sur le fonctionnement quotidien des universités. Odile Henry et Jérémy Sinigaglia reviennent ici notamment sur les conséquences du nouveau système d’allocations des moyens, le mal nommé système SYMPA, qui a contribué en quelques années à la faillite de nombreuses universités françaises.

« Il n’y a même pas besoin que quelqu’un nous mette la pression, car une grande majorité de collègues sont prêts à beaucoup de choses pour que ça continue à tourner, c’est comme ça qu’on tient les gens »

G. Maître de conférences en mathématiques [1].

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En novembre 2011, huit universités sont déclarées en faillite et placées sous la tutelle de leur rectorat. Comment expliquer ces situations de déficit budgétaire ? Quels sont les mécanismes responsables de ces difficultés financières ? Mais aussi, comment réagissent les équipes de direction des universités ? Quelles mesures mettent-elles en œuvre pour sortir de ces logiques d’endettement ? Ce sont ces questions qui ont guidé notre enquête [2]. On fait l’hypothèse que la situation de déficit budgétaire des universités est une conséquence directe du passage aux Responsabilités et compétences élargies (RCE) prévues par la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) du 10 août 2007, qui s’inscrit plus largement dans les réformes néolibérales du monde universitaire depuis le processus de Bologne [3] et la stratégie de Lisbonne [4]. Néanmoins, on postule également que si ces réformes tendent à produire un appauvrissement général des universités, il n’est pas possible d’analyser de manière univoque leurs effets. La santé financière des universités et la manière dont leurs missions sont affectées par les contraintes budgétaires dépendent aussi des ressources dont elles peuvent disposer (nombre d’étudiants, liens avec le tissu économique et politique local, attractivité de leur secteur recherche, place dans les classements internationaux, etc.) et des stratégies que celles-ci leur permettent de mettre en œuvre. Autrement dit, et c’est un effet de « l’autonomie », les conséquences des récentes réformes universitaires doivent s’analyser à la fois globalement et en fonction des configurations locales [5].

Des mécanismes transversaux de paupérisation et des spécificités locales

L’état du fonds de roulement des universités (i.e. la différence entre les ressources des établissements et les dépenses liées à leurs activités) constitue le principal indicateur de paupérisation des universités. En effet, les universités doivent disposer d’un fonds de roulement permettant d’assurer 30 jours de salaires : lorsqu’elles descendent sous ce seuil deux années consécutives, elles peuvent être placées sous la tutelle du rectorat qui peut alors imposer un budget à l’équilibre. Selon un rapport de 2013 de Thierry Mandon (député PS de l’Essonne en 2013), sur les 96 universités passées aux RCE, six seraient en déficit, 38 auraient un fonds de roulement inférieur à 30 jours et pour 14 d’entre elles, il serait inférieur à 15 jours (en 2010 aucune n’était sous le seuil des 15 jours) [6]. Un tel constat semble pour le moins paradoxal : la mise sous tutelle des universités est une conséquence probable de leur autonomie.

Bien qu’elles ne soient pas toutes en deçà du seuil prudentiel, les universités dans lesquelles nous avons enquêté connaissent toutes ce processus d’appauvrissement qui se traduit notamment par l’épuisement progressif, plus ou moins avancé, de leur fonds de roulement.

Les causes plus générales de paupérisation renvoient à la mise en œuvre des grands principes du Nouveau management public (NMP) [7], tels que l’autonomie budgétaire ou le financement au projet et à la performance. Avec le passage aux RCE, les établissements ont la charge intégrale des frais de personnels dans le cadre d’un budget global [8]. Or la dotation des universités fait abstraction de l’évolution de la masse salariale et, en particulier, du « Glissement Vieillesse Technicité » (GVT). Le GVT est un des mécanismes qui fait évoluer cette masse salariale. Cette évolution est, d’une part, fonction de la progression des qualifications (et donc des traitements) mais aussi du simple « vieillissement » des personnels (avancement d’échelon). Toutefois comme ces éléments renvoient aux statuts de la fonction publique, les établissements « autonomes » ne peuvent les maîtriser. Cette évolution est, d’autre part, fonction du solde des entrées et des sorties d’emploi et il s’agit là du seul élément par le biais duquel les établissements peuvent agir sur la masse salariale. Ce GVT, souvent positif, ne pèse cependant pas toujours de la même manière ni dans les mêmes proportions sur le budget des universités. Il est plus élevé dans les universités prestigieuses qui à la fois gardent plus longtemps leurs maîtres de conférences et attirent de nombreux professeurs (c’est le cas de Paris 1, par exemple). En revanche, dans les universités plus modestes, parfois considérées comme des universités de « début de carrière », le turn over est plus important et les fonctionnaires devenus plus « coûteux » sont plus fréquemment remplacés par de nouveaux fonctionnaires aux échelons plus modestes.

Le NMP appauvrit également les universités : ainsi le renforcement des « pôles de compétitivité » dans le cadre du Grand emprunt mis en place en 2010 a eu des effets paradoxaux. Ce dispositif prévoit des « investissement d’avenir », financés via l’Agence nationale de la recherche, dans une sélection de « centres d’excellence » de l’Enseignement supérieur et de la recherche (Équipements d’excellence, Laboratoires d’excellence, Initiatives d’excellence et Plan campus notamment). Or ce qui devait constituer une manne financière pour les universités s’est parfois révélé particulièrement coûteux. C’est le cas, par exemple, pour les établissements qui ont contracté des Partenariats publics privés (PPP) dans le cadre du Plan Campus. D’abord, le transfert des fonds liés au Grand emprunt a pu connaître d’importants retards, ce qui a placé les universités qui avaient déjà réalisé des investissements importants (rénovation ou construction de bâtiments) dans une situation financière difficile. Mais surtout, le principe même des PPP [9] constitue une menace pour les universités : dans ce type de contrat, c’est la personne publique qui supporte la couverture des risques puisque, par exemple, le dépassement des coûts du chantier ou la non-conformité des locaux sont à sa charge (voir le cas du PPP entre Paris 7 et Vinci) [10]. Par ailleurs, la gestion de l’exploitation, confiée aux sociétés privées durant la période de remboursement, entraîne pour les universités des coûts très élevés.

D’autres types de dépenses, variables d’une université à l’autre, sont engendrés par les nouveaux « besoins » créés par le passage à l’autonomie : contraintes de visibilité et d’attractivité liées à l’intensification des logiques de concurrence entre universités et entre composantes d’une même université, mais aussi accroissement des contraintes gestionnaires, lesquelles renforcent considérablement les attributions des services centraux au détriment de ce qui constitue le cœur même de l’activité, à savoir l’enseignement et la recherche.

Si les dépenses en communication et en frais de représentation des universités ont parfois augmenté de façon exponentielle (notamment lorsqu’elles sont gérées comme des « marques déposées »), l’exacerbation des logiques de concurrence entre universités fait de « l’attractivité des meilleurs » – par exemple des prix Nobel « qu’il faut payer cash » – ou encore de la création de chaires d’excellence, un des enjeux centraux. Or ces politiques de « starification » ont été une des causes de l’endettement de certaines universités, telles que Jussieu.

Les dépenses importantes dites de pilotage pèsent également, du fait de leur accumulation, sur les budgets des universités. Par exemple, l’argent versé à des cabinets de conseils, pour des audits sur la réorganisation des services dans les cas des fusions ou pour des candidatures aux projets d’excellence, sont de bons exemples de coûts pouvant atteindre plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliers d’euros. En 2008-2009, le cabinet Deloitte a ainsi facturé 580 000 euros son audit concernant la mise en place de la nouvelle université fusionnée à Strasbourg ; en 2011, l’université de Paris-Sud a versé plus de 100 000 euros au même cabinet pour un audit sur les « fonctions supports » (Ressources humaines, finances et système d’informations) [11] ; l’université de Bordeaux, quant à elle, a versé 250 000 euros aux cabinets Ineum [12], Erydyn et Alcimed (pour un cumul de 244 jours de travail) pour un accompagnement de la candidature de l’université au Pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES). Ces dépenses témoignent de la mise en place d’un véritable marché de l’audit censé préparer la mise en œuvre des réformes et dont profitent largement ces cabinets privés.

Par ailleurs, le recrutement par les universités d’énarques chargés de remplir les fonctions de gestion imposées par la LRU tend à grever les finances de ces établissements publics : pour exemple, le salaire demandé par un énarque est généralement supérieur de 40 % au salaire le plus élevé de l’université, celui du président. À Strasbourg, ce sont 11 000 euros qui ont été versés aux membres du conseil d’administration (CA) pour services rendus. Même si elle ne concerne que très peu de postes, cette politique indemnitaire a un coût.

Dans certains cas, c’est l’affirmation même de la logique gestionnaire qui contribue, de façon apparemment paradoxale, à alourdir à terme les dépenses : par exemple, la baisse significative du nombre d’emplois de rang C (tels que les agents d’entretien) au profit de l’augmentation des emplois de rang B destinés à renforcer les équipes administratives dont les compétences sont nécessaires pour faire face aux contraintes de gestion imposées par la LRU. Or, si les emplois manquants sont compensés en partie par l’externalisation des services d’entretien, cette mesure engendre, dans un contexte marqué par le vieillissement du parc immobilier, non seulement une augmentation à moyen terme des coûts d’entretien mais aussi de nombreux dysfonctionnements (dégradation accélérée des équipements, allongement du délai de réparation des sanitaires, etc.).

Face à cette situation, comment réagissent les équipes de direction des universités ? On peut noter qu’un certain nombre d’établissements en déficit en 2012 ont retrouvé un résultat positif en 2013 ou s’en rapprochent (Paris 1, universités Versailles Saint-Quentin et Lorraine par exemple). Mais à quel prix ? Quelles sont les stratégies mises en œuvre ?

Stratégies d’ajustement budgétaire et polarisation du champ universitaire

Quand les universités ont grignoté l’intégralité de leur fonds de roulement, elles sont mises en situation de devoir réaliser elles-mêmes les coupes budgétaires attendues. L’effort de rationalisation est censé être ainsi perçu comme plus légitime car accompli et assumé par les acteurs eux-mêmes – ou au moins par les dirigeants locaux – et non dicté par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche ou celui des Finances. Mais, comme l’explique un ancien membre du CA de l’université de Strasbourg, une fois le fonds de réserve passé sous le seuil de « réserve prudentielle » (équivalent à 30 jours de dépenses de fonctionnement), le message du rectorat est clair : « Mes enfants, l’heure est grave ! Il va falloir faire des économies !  » [13].

Et les mesures mises en place s’apparentent, selon un membre actuel du CA de cette université, à un véritable « programme d’austérité qui affecte l’ensemble des missions fondamentales de l’université, la formation, la recherche et les moyens en personnels  » [14]. En réponse à des mécanismes d’appauvrissement largement structurels, certaines stratégies de rééquilibrage sont communes à toutes les universités. Le gel des postes, à tous les niveaux et dans tous les corps, apparaît comme l’une de ces stratégies qui, de transitoire, s’est pérennisée avec la mise en place d’un système de « gels tournants ». Ainsi, les postes « dégelés » au bout de quelques années sont remplacés par d’autres gels de postes : 60 postes à l’université de Lorraine, 41 postes à l’université de Strasbourg (pour moitié BIATSS – bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens, de service et de santé – et enseignants-chercheurs pour ces deux universités), 23 postes d’enseignants-chercheurs à Paris 1, 25 postes d’enseignants-chercheurs à Paris Sud, etc., alors même que l’on se situe toujours sous le « plafond d’emploi » [15] de l’établissement. Au gel des postes s’ajoute, dans certaines universités, le gel des promotions locales.

Au-delà du gel des postes, les entretiens réalisés ont mis en évidence deux types de leviers utilisés par les universités pour limiter la diminution de leur fonds de roulement : le « dopage de la licence », synonyme de dégradation des conditions d’enseignement, d’un côté, et l’émiettement des statuts d’emploi, de l’autre. En effet, depuis 2009, les établissements peuvent intervenir sur les deux principaux volets de leur mission pour réaliser des économies ou augmenter leurs recettes : l’enseignement et la recherche. C’est une des implications du passage au système d’allocation de moyens SYMPA (SYstème de répartition des Moyens à la Performance et à l’Activité), lequel permet de calculer le montant de la dotation ministérielle aux universités en globalisant les crédits d’enseignement et de recherche et en évaluant ces activités à partir d’indicateurs de performance (conformément à l’impératif de financement à la performance mis en avant par la Révision générale des politiques publiques, RGPP).

Alors que l’ancien système d’allocation (San Remo) octroyait entre 70 et 80 % des dotations en fonction de l’activité, estimée selon le nombre d’étudiants inscrits, d’enseignants-chercheurs et de BIATOSS (Bibliothèque, Ingénieurs, Administratifs, Techniciens, Ouvriers, des Services Sociaux et de Santé), et les surfaces immobilières, la nouvelle clé de répartition accorde une place beaucoup plus grande aux activités performantes. Ainsi 80 % de l’allocation des ressources dépend du nombre d’étudiants présents aux examens (60 %) et du nombre de chercheurs « publiants » (20 %). À cela s’ajoute une part (20 %) spécifiquement liée à la performance : le taux de réussite en licence, le nombre de masters délivrés, la notation des laboratoires par l’AERES, le nombre de doctorats délivrés. Comme l’a montré Corine Eyraud, la part de la dotation attribuée à la performance est beaucoup plus importante qu’il n’y paraît, puisque ne sont pas pris en compte l’ensemble des étudiants inscrits mais uniquement ceux qui se présentent aux examens, ni l’ensemble des chercheurs mais seulement ceux qui sont considérés comme « publiants », tandis que d’autres indicateurs, tels que le taux d’étudiants boursiers, perdent une part de leur importance [16].

La dégradation des conditions d’enseignement au cours des dernières années a été médiatisée et fréquemment évoquée dans les entretiens réalisés. Sachant que la réussite de 500 étudiants supplémentaires donne droit à la création de 2,8 emplois et à 80 000 euros de fonctionnement, contre 20 emplois et 475 000 euros de fonctionnement pour une augmentation de 2,5 % de « publiants » [17], la dégradation des conditions d’enseignement peut être mise en relation avec les arbitrages opérés par les universités dans la distribution des moyens alloués à la formation et à la recherche.

Ainsi, dans un contexte budgétaire contraint, la valorisation de la recherche, bien plus rentable, peut s’opérer au détriment de la mission d’enseignement. La « rationalisation » de l’offre de formation et l’abaissement des volumes des maquettes sont constatés partout, à des degrés variables : restrictions budgétaires (voire menace de disparition) pour les départements non « rentables », réduction de l’offre d’enseignement (fermeture d’options, mutualisation des enseignements, suppression d’une ou deux semaines de cours par semestre [18] – parfois sans attendre le renouvellement des maquettes), réduction des frais pédagogiques (suppression des photocopies, dématérialisées ou à la charge des étudiants).

Est également très souvent pratiquée la réduction du nombre de groupes de TD dans chaque parcours, quitte à instaurer, expression de la novlangue managériale, une « marge de surbooking » qui permet de ne pas ouvrir un nouveau groupe de TD tant que le nombre d’étudiants présents ne dépasse pas une certaine « marge » au-delà du plafond maximum [19].

Enfin, puisque la clé de répartition SYMPA exige de maintenir à un niveau élevé l’activité de formation, un des enjeux est de favoriser la réussite aux examens :

« Quand on commence à dire moins d’étudiants, moins de recherche, si on comprime l’activité, on a moins de crédits à terme, et donc … C’est une logique de la douleur, on est sûr de ne pas pouvoir travailler correctement. Et là vraiment on est coincé car si on dit l’État donne moins donc on fait moins, eh bien l’État donne encore moins. Si réduire l’activité, c’est fermer des filières et réduire le nombre d’étudiants, on aura moins d’argent. Si réduire l’activité c’est concentrer les étudiants sur quelques filières avec moins d’ambition et moins d’encadrement, on va s’en sortir, c’est la qualité de la formation qui va s’en ressentir. C’est sur les étudiants que ça va jouer, nous on aura les moyens de s’en sortir » [20].

Le danger ici est que se mette en place une forme de « dopage » des diplômes (et tout particulièrement de la licence), puisque les universités conservent un nombre d’étudiants équivalent, mettent moins de moyens dans la formation et compensent les résultats médiocres par une augmentation des taux de réussite. Très concrètement, de faibles taux de réussite aux examens signifient, quasi mécaniquement, qu’un nombre plus réduit d’étudiants s’inscriront l’année suivante dans le niveau supérieur ce qui peut entraîner la fermeture d’options, une perte d’attractivité alimentant ainsi les concurrences internes (entre universités, entre filières, entre sites d’université fusionnée)… La stratégie, parfois pensée collectivement, consiste donc à réduire le niveau d’exigence aux examens de manière à conserver un « vivier » d’étudiants suffisant d’année en année [21].

En période de baisse continue des crédits de fonctionnement, l’injonction à « fonctionner sur ressources propres », c’est-à-dire à trouver des contrats, à créer des fondations et « à vendre tout ce qui est à vendre à des gens capables de payer » [22], aboutit à ce que la question des frais d’inscription, en tant qu’instrument de régulation de l’endettement, soit fréquemment évoquée. Si leur augmentation ne peut légalement constituer un levier pour augmenter les recettes au niveau de la formation initiale, elle peut tout de même être mise en place dans trois situations : certaines composantes (comme les instituts d’études politiques ou certaines écoles de management au sein des universités) bénéficient d’un droit dérogatoire à imposer des droits d’inscription plus élevés (et plusieurs l’ont fait) ; les universités peuvent également créer des diplômes d’universités (DU) dont les frais d’inscription ne sont pas cadrés nationalement et peuvent donc être multipliés, parfois jusque par quatre [23] ; enfin les étudiants étrangers constituent une ressource convoitée car si leurs frais d’inscription sont limités par la loi, il est possible d’y ajouter des frais de dossier (traduction, travail administratif supplémentaire…) susceptibles d’atteindre alors des sommes très importantes.

Les universités les plus prestigieuses – celles qui possèdent des « raies brillantes » [24] permettant d’attirer des financements, des labels (la série des « EX » [25]), de nouer des partenariats lucratifs avec le secteur privé, etc. – cherchent plutôt à entretenir leurs points forts et donc à valoriser la recherche en jouant « l’excellence ». Pour ces universités (ou plutôt pour les composantes concernées), l’enjeu est surtout de maintenir une recherche de haut niveau. Ce qui, compte tenu des moyens limités, n’est pas toujours compatible avec les exigences de la démocratisation de l’enseignement supérieur.

Lorsqu’elles s’opposent à la production d’une licence low cost (parce qu’elles doivent recruter de bons étudiants pour leurs masters et qu’elles n’y ont pas intérêt ou encore parce que leurs personnels restent attachés à la conception d’une université de qualité pour tous), les universités bien classées sur le plan de la recherche peuvent choisir d’allouer certains de leurs crédits recherche à la formation. C’est le cas par exemple de l’université Paris Sud, première université française figurant au classement de Shanghai, qui finance, grâce aux contrats de recherche, des postes d’ATER à temps partiel, plus coûteux que les postes à temps plein mais mieux compatibles avec les impératifs de publications des jeunes chercheurs. Cependant, le refus de céder sur les exigences en matière de formation comme en matière de recherche [26] se paie par un émiettement des statuts d’emploi. Ainsi, à Paris Sud, le recours accru à des vacataires ou à des contractuels (à durée déterminée et à durée indéterminée) apparaît comme un moyen d’endiguer le gonflement de la masse salariale, et donc de ne pas aggraver le GVT. C’est donc 1/3 des enseignants (600 sur 1 861) qui n’occupent pas un emploi d’enseignant-chercheur [27]. L’université tourne donc grâce aux vacataires (les heures complémentaires sont financées 10 euros de l’heure et réalisées par des jeunes ayant un doctorat) et aux emplois LRU. Si la plupart de ces emplois contractuels d’enseignants sont calculés à l’échelon le plus bas de la grille, rien n’interdit les très hauts salaires : « chacun négocie son contrat, c’est la liberté absolue ! ».

Une telle politique de l’emploi a des effets inévitables sur l’enseignement : d’une part, les contrats de recherche ou les primes d’encadrement doctoral et de recherche (PEDR) permettent de plus en plus souvent de financer le recrutement de vacataires qui assurent tout ou partie du service d’enseignement des titulaires, lesquels se consacrent à la recherche. De l’autre, la formation d’un corps stable d’enseignants du second degré dont la lourdeur du service rend difficile toute activité de recherche ne risque-t-elle pas de modifier en profondeur le type de savoirs transmis à l’université ? Mais cette politique a également pour effet une dualisation du corps des enseignants :

« Donc on va avoir clairement deux corps de statutaires dans les établissements de recherche et d’enseignement, les corps de fonctionnaires qui passent par des concours avec des exigences de diplômes mais qui ont la garantie du statut et de l’évolution de la carrière. Et à côté des corps de stables sur CDI qui vont se mettre en place de plus en plus. Et qui sont livrés là à l’arbitraire. Dans 10 ans il y aura des conflits entre ces deux populations. Sous Sarko, l’idée derrière c’est de faire la peau aux fonctionnaires et Fioraso n’a pas changé la donne  » [28].

Les premiers résultats de l’enquête en cours mettent en évidence à la fois les logiques d’appauvrissement des universités engendrées par la LRU, les modalités d’action possibles et les effets de celles-ci. Si nous avons cherché à éviter l’effet catalogue pour tenter de mettre en relation les registres d’action avec les positions occupées par les établissements au sein d’un espace structuré, ce travail reste à systématiser. En effet, si certaines universités, comme Strasbourg, se sont saisies successivement des deux leviers évoqués plus haut, le « choix » d’une mesure plutôt qu’une autre dépend des capacités de riposte des universités, liées à leurs ressources et à leur histoire. L’élaboration – en cours – d’indicateurs sociologiques des positions occupées par les universités (tels que les ressources locales, économiques et politiques, mobilisées, le taux de syndicalisation des personnels, la position des laboratoires dans les classements nationaux, la rareté relative de l’offre universitaire, la date de création et la trajectoire de l’établissement, la structure des disciplines au sein de l’établissement, etc.), permettrait d’approfondir et/ou de nuancer ce constat.

La LRU va-t-elle contribuer à polariser encore plus fortement le champ universitaire français, avec d’un côté les pôles dits « d’excellence », capables de maintenir un enseignement de qualité grâce à la fongibilité asymétrique des crédits, et, de l’autre, des universités pauvres, contraintes de réduire leur budget de recherche et peu à peu spécialisées dans la formation des premiers cycles ? Comment s’articulent polarisation et reconfiguration de ce champ ? Certaines universités ne connaissent pas la crise, du moins pas encore. C’est le cas par exemple de l’université de Créteil, la seule de notre échantillon à afficher un fonds de roulement de 49 jours. La recette ? La structure des emplois, puisque Créteil est la seconde université de France pour son ratio enseignants/enseignants-chercheurs et qu’elle a largement fait appel aux emplois LRU. Un GVT favorable. La formation par l’apprentissage, qui est très lucrative. Et le redéploiement en interne, sur cinq ans, des 130 postes (ETP) de l’IUFM. Forte de cette bonne santé économique, liée à une activité jusque là centrée sur la formation, Créteil s’oriente désormais vers une réorientation des dépenses en direction de la recherche et vers une politique de recrutement de professeurs renommés.

Odile Henry, université de Paris 8
Jérémy Sinigaglia, IEP de Strasbourg.


[1Entretien avec G., maître de conférences en mathématique, IUT d’Orsay, élu au Conseil d’administration (CA) de l’université Paris Sud depuis 2012, juillet 2013.

[2Cet article s’appuie sur une enquête collective, débutée en juillet 2012 et encore en cours, réalisée au sein de l’Association des sociologues enseignant.e.s du supérieur (ASES), à laquelle ont pris part Sandrine Garcia, Odile Henry, Natalia La Valle, Yann Renisio et Jérémy Sinigaglia. Le groupe a été récemment rejoint par Ana Perrin-Heredia et Benjamin Lemoine. Nous remercions Ana Perrin-Heredia pour la relecture critique d’une version antérieure de ce texte.

[3Sandrine Garcia, « L’Europe du savoir contre l’Europe des banques  ? La construction de l’espace européen de l’enseignement supérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007, vol. 1, n°166-167, p. 80-93.

[4Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez !! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du croquant, 2008.

[5Nous présentons ici les premières hypothèses issues du traitement (en cours) de sept monographies d’universités (Créteil, Paris Sud, Grenoble, Aix-Marseille, Strasbourg, Lorraine et Versailles-Saint-Quentin). L’enquête s’appuie sur deux types de matériaux : d’une part, des entretiens réalisés avec des membres ou d’anciens membres du Comité d’administration de leur université, et parfois des membres d’autres conseils centraux ; d’autre part, l’analyse de documents officiels tels que les bilans financiers et les bilans sociaux. Si les premiers sont difficiles à lire et à comparer, tant l’écriture financière est à la fois technique et hétérogène, les seconds sont souvent indisponibles, malgré l’obligation légale de les produire.

[6Thierry Mandon, Annexe n°38. Recherche et enseignement supérieur. Enseignement supérieur et vie étudiante, Rapport pour la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de Loi de finances pour 2013.

[7Philippe Bezès, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009.

[8Corine Eyraud, Le capitalisme au cœur de l’État. Comptabilité privée et action publique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2013.

[9De nouvelles législations, adoptées entre 2002 et 2008, autorisent, dans une situation de contrainte budgétaire, les donneurs d’ordre publics à recourir à des mécanismes de financement privé, le plus souvent utilisés pour les investissements dans les bâtiments et équipements. Ces dispositifs amplifient le poids des industriels et surtout des représentants de la finance (banques, avocats d’affaires et consultants) dans les prises de décision, au détriment des personnels de la fonction publique. Gery Deffontaines, «  Les consultants dans les PPP : entre expertise au service du client public et intermédiation pour protéger le “marché” », Politiques & management public, vol 29/1, 2012, p. 113-133 ; Bachir Mazouz, « Les aspects pratiques des partenariats public-privé. De la rhétorique néolibérale… aux enjeux, défis et risques de gestion des PPP », Revue française d’administration publique, 2009, n°130.

[10Jade Lindgaard, « La multinationale et l’université : conflit de chantier  », Médiapart, 27 juillet 2010 et « Le chantier de Vinci à Paris7 : c’est l’université qui garantit les risques ! », Médiapart, 6 décembre 2011.

[11Ce cabinet de conseil recommande la création d’un Centre de services partagés (CSP), c’est-à-dire une mutualisation des fonctions supports visant à en abaisser les coûts. L’organisation proposée par le cabinet s’inspire très largement du « Guide d’audit des établissements d’enseignement supérieur et de recherche en vue de l’optimisation des fonctions de support » publié en juillet 2010 par l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR), sans que le nom du cabinet n’apparaisse dans le document. S’il conviendrait d’objectiver les relations multiformes entre les dirigeants de ce cabinet et les sommets de l’État (par exemple, Deloitte a réalisé pour la Direction générale de l’Administration et de la Fonction publique une étude sur le « Fonctionnaire de demain »), tout porte à croire que l’influence du cabinet au niveau central de l’Administration publique n’est pas étrangère à la position qu’il a conquise dans le marché du conseil auprès des universités. L’« implémentation » du modèle a toutefois suscité bien des réserves, liées à l’absence de connaissance des réalités concrètes de l’université dont ont fait preuve les consultants, et liées également à l’absence de valeur ajoutée de l’intervention eu égard à l’audit de l’Inspection. Sur l’implication des cabinets de conseil dans la réforme de l’État, Odile Henry et Frédéric Pierru, « Le conseil de l’État », Actes de la recherche en sciences sociales, n°193 et 194, 2012.

[12Ineum Consulting est le produit de l’autonomisation de la branche conseil de Deloitte France après le vote de la loi de Sécurité financière en 2003.

[13Entretien du 11 septembre 2013.

[14Entretien du 12 septembre 2013.

[15Définissant le maximum d’emplois, considérés comme utiles au bon fonctionnement de l’université, « que l’établissement est autorisé à rémunérer » (loi LRU, article L712-9 du code de l’éducation).

[16Corine Eyraud, op. cit., p. 238.

[17Corine Eyraud, « Les indicateurs de performance pour les universités : usages et effets  », Communication au colloque « Usages des chiffres dans l’action publique », Nantes, 16-18 octobre 2013.

[18Un membre du CA de l’université de Strasbourg a pu constater une réduction de 48 000 heures d’enseignement sur deux ans, qui pourrait atteindre 60 000 heures au bout de trois ans, soit 8 % de l’ensemble des heures d’enseignement. Entretien du 12 septembre 2013.

[19Par exemple, comme nous l’a rapporté un membre du CA de l’université de Lorraine, la règle à l’UFR Lettres et Langues est d’ouvrir un nouveau groupe à partir de 45 étudiants, mais l’administration, misant sur les absences des étudiants, applique une « marge de surbooking » permettant de repousser l’ouverture à 48 ou 49 inscrits. Entretien du 12 juillet 2013.

[20Entretien avec G., maître de conférences en mathématique, IUT d’Orsay, élu au Conseil d’administration de l’université Paris Sud depuis 2012, juillet 2013.

[21Certaines des personnes interviewées ont mentionné l’introduction, depuis 2013, d’un nouvel « outil de pilotage par la performance », le Projet Annuel de Performance (PAP), qui définit les objectifs chiffrés, la dotation de moyens dépendant de la réalisation de ces objectifs. Parmi eux figurent la réussite à tous les niveaux et la réduction du taux de départ de l’université, sans que soit interrogée la notion de « réussite », précisée celle de « sortie de l’université », et sans que soit discuté le fait que l’université puisse être un lieu d’expérimentation. Romuald Bodin, Sophie Orange, L’Université n’est pas en crise, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2013.

[22Entretien avec C., professeure de génétique à l’UFR science, élue au CA de Paris Sud de 2004 à 2012, juillet 2013.

[23À titre d’exemple, l’inscription en DU d’anglais à l’université de Lorraine est fixée à 588 euros, soit 400 euros de « frais spécifiques » de plus qu’une inscription en L1 (les DU étant autofinancés).

[24Il s’agit d’une autre expression de la novlangue managériale (empruntée à la chimie), qui désigne tout simplement les « points forts » d’une université, notamment dans le secteur recherche. Par exemple, l’université de Strasbourg a, parmi ses « raies brillantes », un prix Nobel de chimie.

[25Comme Labex (laboratoire d’excellence) ou encore Equipex (équipements d’excellence), Idex (Initiative d’excellence).

[26Avec par exemple l’adoption d’un référentiel de tâches qui inclut les responsabilités administratives et pédagogiques dans le service des enseignants-chercheurs, qui plafonne les heures complémentaires et qui en conditionne la possibilité à l’activité de recherche.

[27Nous ne disposons pas des chiffres concernant les emplois contractuels des personnels administratifs, bien qu’ils soient très élevés. Pour une analyse de la progression de ces emplois contractuels au niveau national : Dominique Gillot et Ambroise Dupont, « L’autonomie des universités depuis la loi LRU : le big-bang à l’heure du bilan. Rapport d’information », Rapport de la Commission pour le contrôle de l’application des lois, 26 mars 2013.

[28Entretien avec C., professeure de génétique à l’UFR science, élue au CA de Paris Sud de 2004 à 2012, juillet 2013.