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Un futur directeur déjà contesté pour l’ANR ? - Sylvestre Huet, blog {SCIENCES²}, Libération, 25 juin 2014

jeudi 26 juin 2014, par Elisabeth Báthory

La nomination du futur Directeur général de l’Agence nationale de la recherche (ANR) provoque des remous dans les laboratoires. Le processus de sélection a mis en compétition quatre personnes, Michel Kochoyan, président du comité des Grands équipement du CNRS, Claire Giry, directrice du département des partenariats et des relations extérieures de l’Inserm, Véronique Briquet-Laugier, conseillère pour la science et la technologie à l’ambassade de France en Inde et Michael Matlosz, déjà directeur général adjoint de l’ANR.

A lire sur le site de Libération.

Le processus semble s’orienter vers le choix de Michael Matlosz selon un mode opératoire similaire à celui qui présidé à la nomination du nouveau PDG de l’Inserm. Autrement dit un "concours avec profil à moustache", l’expression en vogue dans les labos lorsqu’un poste d’ingénieur créé, et pour lequel un concours est obligatoire, est en réalité réservé pour un ingénieur déjà en activité dans le dit laboratoire.

Là, c’est Roger Genet, le Directeur de la recherche et de l’innovation au secrétariat d’Etat de Geneviève Fioraso qui est à la manoeuvre. Membre de l’Académie des technologies depuis 2011, Michael Matlosz est ingénieur chimiste. Ancien directeur de l’ENSIC à Nancy, ce n’est pas son CV de scientifique qui fait grincer des dents, mais la crainte qu’il infléchisse encore plus les choix de l’ANR vers des projets uniquement dans le cadre des "défis sociétaux". Avec le risque de voir la recherche large spectre, fondée sur la prospective scientifique, sacrifiée. Une crainte qui ne provient pas tant des idées personnelles de l’impétrant que de sa capacité à suivre les consignes du secrétariat d’Etat à l’enseignement supérieur et à la recherche. Autrement dit à accentuer un fonctionnement de l’ANR, à l’image du défunt Fonds pour la recherche et la technologie (FRT) à l’époque d’Hubert Curien et de ses successeurs, comme une caisse du ministère, sous contrôle politique.

Opacité et coût exorbitant

Discutant de cette nomination avec un ancien directeur de la biologie au Cnrs et actuellement président d’une Université parisienne, tout à fait informé des processus de décisions internes à l’ANR, je lui faisais part de ma surprise devant sa réaction très négative à cette nomination. Après tout, lui faisais-je remarquer, les décisions de financement relèvent des commissions spécialisées qui évaluent les dossiers présentés par les chercheurs pour les classer, et non du directeur de l’Agence, si l’on en croit la présentation de son fonctionnement. Nenni, m’a t-il assuré, un grand nombre de décisions relèvent en réalité de l’équipe de direction, dans une "opacité", souligne t-il, bien éloignée du processus théorique. Et comme le lien est étroit entre la direction de l’ANR et le ministère, le risque est bien là, m’assure t-il. Or, avec l’assèchement des crédits de base des laboratoires, les recherches libres, les plus risquées mais les plus fécondes en ruptures, dépendent de plus en plus des crédits sur contrats.

Par ailleurs, le coût réel du système de financement de la recherche par l’ANR soulève de plus en plus de critique. Avoir, aux côtés de financement des laboratoires leur permettant non seulement d’assurer le fonctionnement élémentaire (l’eau, le gaz, l’électricité et la "vie de labo") mais aussi d’engager des travaux rapidement sur la base d’idées nouvelles, des crédits sur appels d’offres compétitifs n’est pas contesté en son principe. Mais le déséquilibre de plus en plus grand entre les deux voies provoque un double effet négatif. Les directions d’organismes ou de laboratoires ne peuvent plus déclencher de projets en réponse rapide aux idées qui émergent du débat scientifique. Et le coût du processus d’évaluation des appels d’offre devient exorbitant. Le problème est que ce coût est considérablement sous-estimé, dès lors qu’il est réduit aux coûts de fonctionnement de l’ANR et à ses salariés directs. En réalité, l’essentiel du coût, pour la recherche publique, est celui du temps passé à l’écriture et à l’évaluation des dossiers par des scientifiques, donc payés pour faire de la recherche. Tout le temps consacré à l’écriture des dossiers - dont l’énorme majorité sera recalée et ne sera pas financée - et à leur évaluation par les scientifiques mobilisés par l’ANR est donc soustrait à cette activité principale. Or, ce temps devient littéralement fou.

Un système shadokien

Un calcul approximatif, établi par l’un des candidats à ce processus de nomination, le montre. En 2013, l’ANR a reçu pour le seul "appel d’offre blanc", donc les recherches en principe non encadrées par les thématiques prioritaires, décidées au niveau politique, 8.471 pré-propositions. A une semaine de travail par pré-proposition (il faut réfléchir avant d’écrire), cela fait 8.471 semaines de travail. A 46 semaines de travail par an, cela correspond à 185 années de travail, ou un an de travail de 185 personnes. Ensuite, il faut évaluer. Toujours pour le seul programme blanc, 32.864 évaluations ont été réalisées. A demi-heure par évaluation (un minimum) cela réprésente un an de travail pour 10 personnes. La seule préselection fait déjà perdre 200 années de travail chercheur aux laboratoires publics, soit environ 20 millions d’euros si on les transforme en salaires. Mais ce n’est que le début.

La suite ? Ce processus a débouché sur la sélection de 2.804 pré-propositions et de leurs coordinateurs qui doivent alors écrire un projet détaillé. Ce travail exige environ 2 semaines, ce qui fait au bas mot 120 années de perdues ou 12 millions si l’on compte en salaires. Si on ajoute les frais de jury et d’évaluation (3 millions) cette seconde étape représente 150 personnes/an ou 15 millions d’euros. Au total l’appel d’offre aura consommé le travail de 350 chercheurs, parmi les plus compétents puisque capables d’évaluer des propositions de recherches, pendant un an. Soit plus que le total des recrutements de chercheurs au Cnrs en 2014. Ou l’équivalent, en salaires, de 35 M€.

Pour quoi faire ? Pour distribuer la moitié du budget de l’ANR, soit environ 250 Millions € et 250.000 € en moyenne pour les 1.000 projets sélectionnés qui concernent environ 5000 personnes pendant 3 ans. Or, les crédits de l’ANR sont pour l’essentiel consacrés aux équipements, même si il y a aussi les salaires des CDD créés à cette occasion. Les 5.000 personnes - chercheurs, ingénieurs et techniciens - concernés par ces projets représentent une masse salariale d’environ 1,5 Milliard d’euro sur 3 ans. Eh oui, la recherche est d’abord une affaire de cerveaux à payer. Donc, on paye 5.000 personnes - 1,5 milliard d’euros - mais pour leur permettre de réaliser des recherches, on dépense 35 millions pour savoir si on leur donne ou pas 250 millions pour travailler. Un système shadokien...