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Enseignement supérieur : la guerre secrète de deux clubs. Maryline Baumard - Le Monde -29/04/14

mardi 29 avril 2014, par Hélène

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Tous les mois, ou presque, la cinquantaine d’abonnés à la liste de diffusion « Marc Bloch » reçoit son invitation avec un ordre du jour et un lieu de rendez-vous. Le nomadisme de ce collectif secret est un gage de discrétion. Ses membres se réunissent dans un foyer du Crous, une grande école ou une université. Le scénario est chaque fois le même : un exposé suivi d’un débat. Les problématiques évoquées vont de la formation continue aux compétences élargies des universités, en passant par le développement de l’apprentissage. Le seul week-end complet de travail qu’ils ont organisé a eu lieu à la faculté de médecine de Paris-Descartes.

« En général, nous sommes une vingtaine, explique un membre sous couvert d’anonymat. Notre club réunit des gens qui ont des responsabilités dans la gestion de l’enseignement supérieur et veulent penser les nécessaires évolutions. »

Réfléchir ? Ce n’est pas ce que leur reproche le camp d’en face… Le tout aussi secret groupe « Jean-Pierre Vernant » – du nom d’un autre historien – les accuse de verrouiller tous les postes de décision pour imposer une vision monolithique et managériale de l’université. Certains, favorables à la loi sur l’autonomie de 2007, la « LRU », étaient déjà aux manettes sous la droite. Ils auraient ensuite été les architectes de la loi d’orientation de Geneviève Fioraso et se partageraient les places pour contrôler l’évolution de l’université.

« L’appartenance au groupe Marc Bloch de membres d’exécutifs resserrés ne fait plus mystère, lit-on dans une note de blog du 22 avril du groupe Vernant. Pour ne prendre qu’un exemple, l’architecte de ces ComUE (les regroupements d’établissements) est Jean-Yves Mérindol, récemment parachuté à la tête de Sorbonne Paris-Cité. Ce regroupement comprend des établissements dirigés ou ayant été dirigés par les membres les plus influents de ce lobby : Vincent Berger (Paris-Diderot), Axel Kahn (Paris-Descartes) et Jean-Loup Salzmann (Paris-XIII - Nord). » L’appartenance de ces derniers à « Marc Bloch » est confirmée par deux membres du groupe.

En fait, ces deux groupes se livrent une drôle de guerre. Aux attaques répétées des « Vernant », les « Bloch » opposent le silence. [1] Leur blog n’est plus alimenté depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir. Même quand les hostilités ont monté d’un cran et que le groupe Vernant a relayé la pétition du 4 avril – signée par 11 000 universitaires mécontents de la politique menée par Geneviève Fioraso depuis 2012 –, ils n’ont pas bougé.

« STRATÉGIE D’INFLUENCE »

La secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur, qui ne nie pas l’existence du groupe – elle reçoit d’ailleurs certains de ses membres mardi 29 avril –, estime que, comme les pétitionnaires, les « Vernant » ne voulaient pas qu’elle fasse partie du gouvernement Valls. Quant à l’accusation d’avoir placé les « Bloch » à tous les postes-clés, Mme Fioraso « refuse d’entrer dans ce débat médiocre » et précise que certains de ses « conseillers appartiennent à Terra Nova, à l’UNEF… ». «  Pendant très peu de temps, j’ai eu dans mon cabinet quelqu’un appartenant, je crois, à “Marc Bloch”. Aujourd’hui, il n’y a personne de ce groupe. Je ne suis d’aucune faction et je sélectionne mes collaborateurs sur leurs compétences », assure-t-elle, avant d’ajouter que « la vie n’est pas un complot ».

Laurent Bouvet, classé à gauche, qui n’appartient à aucun de ces deux groupes mais observe depuis son poste de professeur de sciences politiques à l’université Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, estime que « le groupe Marc Bloch a effectivement mis en place une stratégie d’influence qui a bien fonctionné ». Si l’on reprend les mises en cause de « Vernant », on comprend le sens de l’accusation de « noyautage » : M. Berger est devenu conseiller de François Hollande. Après avoir occupé ce même poste, Jean-Yves Mérindol a pris la tête de Sorbonne Paris-Cité. M. Salzmann, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, est président de la Conférence des présidents d’université (CPU). Les réunions du groupe sont animées par Patrick Fridenson, de l’EHESS, lequel a été missionné en janvier par Mme Fioraso pour réfléchir à l’insertion des docteurs. Ce dernier, qui ne s’estime pas autorisé à parler pour le groupe, a fait savoir au Monde que « ce qui est imputé au groupe Bloch est à mourir de rire ». Un autre membre qui a accepté de répondre s’il n’était pas cité «  réfute cette idée de verrouillage des postes-clés ». « D’ailleurs, vous me citez des gens qui ont été élus et non nommés », ajoute-t-il.

Les « Bloch » ont-ils des postes stratégiques parce qu’ils font partie de ce groupe et qu’ils ont une vision « managériale » de l’université, comme le pensent les « Vernant » ? Ou, au contraire, parce qu’ils ont une réflexion plus aboutie sur l’avenir de l’Université ?

« COMPRENDRE OÙ SONT LES VRAIS LIEUX DE POUVOIR »

Ces liens entre les décideurs de l’Université française seront peut-être bientôt plus clairs. Le séminaire « Politiques des sciences » de l’EHESS, qui travaille sur l’émergence de nouveaux rapports sociaux dans l’Université, a en effet constitué une base de données de près de 5 000 noms pour «  observer les trajectoires des décideurs, comprendre où sont les vrais lieux de pouvoir, comment les gens circulent d’un groupe à un autre », explique Christian Topalov, directeur d’études. Pour le chercheur, l’origine de « Marc Bloch » est à chercher du côté de la Conférence des présidents d’université.

De l’avis général, l’initiative de sa constitution revient à Jean-Loup Salzmann, président de Paris-XIII-Nord. Avec Vincent Berger (alors président de Paris-Diderot), Lionel Collet (Lyon-I-Claude-Bernard), Jean-Yves Mérindol (ENS Cachan) et quelques autres, ils décident de préparer le retour de la gauche, en 2011. « Nos fonctions requéraient un droit de réserve que la signature “Marc Bloch” nous permettait de respecter », confie l’un d’eux.

Au départ, le groupe s’appelait « les 59 ». Patrick Hetzel, aujourd’hui député UMP, se souvient de sa surprise, le 4 juillet 2011, à la lecture des Echos. «  Il y avait une tribune d’un mystérieux groupe Marc Bloch, raconte celui qui, à l’époque, était directeur de l’enseignement supérieur. Au conseil national de l’enseignement supérieur qui a suivi, chacun regardait son voisin en se demandant qui en faisait partie… Le groupe se disait composé de 59 présidents d’université, directeurs d’établissement d’enseignement supérieur et de recherche et hauts fonctionnaires, cela faisait du monde. » Deux noms émergent rapidement : Lionel Collet et Axel Kahn. L’Agence éducation et formation (AEF) les mentionne début 2012 comme porte-parole. Ils ne démentent pas, même si M. Kahn récuse aujourd’hui cette appartenance.

PRÉOCCUPÉS PAR LE RAPPROCHEMENT DES UNIVERSITÉS

Les « Vernant », eux, sont « 59 universitaires des établissements franciliens farouchement opposés aux projets de regroupements prévus en Ile-de-France ». Ils se sont rassemblés en janvier 2014, dans un groupe baptisé « Collectif pour une université confédérale, réseau Abélard ». A l’origine, c’est « un petit groupe d’une trentaine de personnes travaillant à Paris-Diderot, issu d’amitiés datant du mouvement de 2009 », dit l’un d’eux.

Ils sont préoccupés par la politique de rapprochement des universités menée par la ministre, notamment en Ile-de-France où ils sont en poste. Tous sont « en faveur d’une confédération universitaire » et non de fusions. Dans un premier temps, ils lancent une pétition que de nombreux universitaires franciliens signent. Le 9 février, ils tweetent leur premier message : « Etre le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser. » La phrase est de Jean-Pierre Vernant. Le message est clair : la base contre l’élite. Les enseignants-chercheurs contre les manageurs. « Vernant », c’est l’anti-« Bloch ».

Cette opposition met au jour deux conceptions antagonistes de l’enseignement supérieur, preuve pour certains que la gauche française reste divisée sur le sujet. Elle peut aussi s’interpréter comme une résurgence de la ligne de front qui, en 2009, a opposé les universitaires – de base – et les présidents d’université.


[1Les titreurs du Monde.fr n’ont pas dû lire ou comprendre l’article, qui disent « Deux lobbies s’accusent d’avoir verrouillé les postes-clés pour promouvoir une vision managériale de l’université » (note de SLU).