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Le marché, nouvel horizon de la science ? - Marco Zito, Le Monde, 6 novembre 2013

lundi 11 novembre 2013, par Mariannick

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Alors que nos collègues américains sont encore sous le choc du « shutdown », qui a fermé des semaines durant de nombreux laboratoires et retardé les programmes, les chercheurs européens pourraient avoir quelques raisons de se réjouir grâce au nouveau programme de recherche et développement (R & D) de l’Union européenne, appelé « Horizon 2020 ». Il est doté d’un budget de 70,2 milliards d’euros pour la période 2014-2020, en augmentation conséquente par rapport au plan précédent, appelé plus sobrement « Programme-cadre 7 ».

Cette source de financement est souvent considérée comme une bouée de sauvetage face au déclin des budgets des organismes de recherche. Si on y regarde de plus près, néanmoins, plusieurs aspects de ce programme laissent dubitatif. Horizon 2020 est fondé, en effet, sur trois piliers : l’excellence scientifique, le leadership industriel et les défis sociétaux.

Le premier comprend la recherche fondamentale et une grande partie de son budget est consacrée au Conseil européen de la recherche (ERC), très renforcé avec 12 milliards d’euros. L’ERC distribue des financements à des chercheurs individuels pour des projets d’une durée allant jusqu’à cinq ans. Le deuxième pilier est destiné à des partenariats public-privé, comme dans le secteur pharmaceutique ou l’aviation. Le troisième volet est destiné à financer la R & D dans des défis sociétaux comme la santé ou l’énergie. Le tout est présenté comme une rupture avec le passé parce qu’il doterait l’Europe d’une vision stratégique dans ce secteur et par son approche «  market-driven » (pilotée par le marché).

L’idéologie sous-jacente de ce plan est de rendre la science plus efficace en la réorganisant sur le modèle de l’économie de marché et en la couplant étroitement au système productif. Selon cette approche, les chercheurs devraient être mieux intégrés au cycle de recherche, développement et innovation, afin de rendre l’Europe plus performante et de faire repartir la croissance.

Une de mes lectures des vacances a été How Markets Fail (« Comment les marchés échouent », Farrar, Straus and Giroux, 2010), de John Cassidy. Une des thèses en est que le marché est loin d’être la panacée pour l’économie. En particulier, la connaissance fait partie de certains biens publics, « hors concurrence » et non exclusifs, aux propriétés étonnantes. C’est le cas, par exemple, des émissions de radio : le fait qu’une personne écoute une émission n’empêche pas quelqu’un d’autre de l’écouter à son tour. Ce type de bien, analysé en 1958 par l’économiste F. Bator, doit nécessairement être pris en charge par l’Etat : le confier au secteur privé conduirait à une sous-production dommageable pour la société tout entière. Cette analyse semble confirmée par les problèmes dans lesquels se débat actuellement l’industrie pharmaceutique, qui, malgré des profits conséquents, n’aurait pas trouvé un modèle économique viable pour développer de nouveaux médicaments.

Une analyse surprenante de l’auteur est qu’une bonne partie de l’actuel développement économique des États-Unis vient de la recherche militaire. Libérés des impératifs du profit à court terme, les scientifiques qui ont travaillé pour le secteur militaire ont créé nombre des technologies qui, aujourd’hui, constituent la base de la prospérité de ce pays. Une politique industrielle d’Etat qui ne dit pas son nom.

Face à ces considérations, on dirait que les décideurs de Bruxelles, qui rêvent d’un développement de la recherche fondé sur le marché, le profit et le court terme, ont plusieurs décennies, et une crise, de retard.

Marco Zito est physicien des particules au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.