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A l’agonie, les sciences sociales contre-attaquent - Joseph Confavreux et Lucie Delaporte, Mediapart, 13 juin 2013

jeudi 4 juillet 2013, par Mariannick

À lire dans Mediapart ici

Les sciences sociales vont-elles disparaître ? C’est le risque pointé par un manifeste, La connaissance libère, qui paraît ce jeudi. Contre la mise au pas, l’invisibilisation ou la précarisation du travail des chercheurs, les signataires espèrent un sursaut qui bouleverserait les habitudes, les pratiques et les modes d’intervention.

Il y avait eu, à l’automne, la parution des trois volumes de l’EHESS, Faire des sciences sociales, qui espéraient « provoquer des discussions politiques qui n’ont pas lieu actuellement et nourrir l’imagination politique collective ». Il y avait eu, au printemps, le lancement de la revue Socio, sous l’égide du sociologue Michel Wieviorka affirmant que « pour se penser elles-mêmes et, dans le monde actuel, pour transformer la crise en débats et en conflits institutionnalisables d’où sortiront les réponses nécessaires, nos sociétés ont en réalité le plus grand besoin de l’apport des sciences sociales ».

L’été débute avec un nouveau manifeste des sciences humaines et sociales, intitulé La connaissance libère, coédité par Le Croquant et La Dispute, émanation d’une association de sociologues et d’historiens critiques, parmi lesquels on retrouve Gérard Mauger, Stéphane Beaud, Frédéric Lebaron, Frédéric Lordon, Gérard Noiriel ou Christophe Charle, et pour lesquels « jamais les sciences sociales n’ont été si nécessaires, jamais elles n’ont été si menacées. Jamais elles n’ont produit autant de critiques des préjugés, jamais elles n’ont eu, relativement, si peu d’écho public ».

Bien que l’EHESS ait choisi la voie de la démonstration méthodologique et épistémologique, que Socio parie sur le dispositif plus classique de la revue et que le petit ouvrage émanant de l’association champ libre aux sciences sociales s’inscrive plutôt dans une forme d’interpellation située entre analyse, manifeste et pétition, ces différentes publications partagent un constat et un but.

Ces ouvrages alertent tous sur un sentiment de crise profonde dans la manière dont les sciences humaines et sociales (SHS) sont aujourd’hui reçues et perçues dans les espaces public et politique. Et constituent, en retour, un désir de fabriquer des intellectuels collectifs pour fournir des réponses et des contre-attaques au désintérêt, voire à la mise au pas, dont seraient victimes les SHS, même si ces trois projets éditoriaux, en forme de « sciences sociales pride », ont sans doute comme limite commune de s’inscrire dans un registre situé entre le plaidoyer pro domo et l’auto-persuasion.

Le manifeste intitulé La connaissance libère, qui paraît ce jeudi 13 juin, est le plus alarmiste sur la situation et le plus engagé et vindicatif sur les mesures à entreprendre pour y remédier. Pour les auteurs, en effet, « lorsqu’elles ne servent pas d’expertise aux pouvoirs, les sciences sociales sont rendues invisibles, interdites d’usage ».

Rappelant donc, après Bourdieu, qu’il « n’est pas de pouvoir qui ne doive une part – et non des moindres – de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent », les signataires affirment leur volonté de réarmer la dimension critique des sciences sociales, en se distinguant de « ceux et celles qui font des sciences sociales des instruments de légitimation de l’ordre établi ».

Pour cela, écrivent-ils, « nous retisserons les affinités et les réseaux qui permettront de faire progressivement dépérir les hiérarchies entre savants et profanes, de même que la division sexuée du travail, la précarisation du travail de la pensée, les monopoles dans la production et la diffusion des idées. Nous mettrons au centre de nos activités l’enquête de terrain et l’exigence d’apporter des preuves empiriques aux arguments avancés (…). Nous ferons de nos laboratoires des salles d’armes, de nos concepts et de nos enquêtes des instruments de vérité ».

La démarche est suffisamment rare et le ton suffisamment grave pour justifier une interrogation sur l’état contemporain des sciences sociales et sur les « raisons de la colère » qui motivent ce manifeste. L’offensive subie par les sciences sociales ces dernières années a en effet été violente. Elle s’est souvent abritée derrière des réformes techniques, comme la réorganisation de la recherche. Ce que François Gèze, président du groupe des éditeurs de sciences humaines et sociales, résume par « la tendance mondiale à la normalisation des SHS sur le modèle des sciences exactes, sous la forme d’une rationalisation défavorable à la liberté de recherche, d’esprit et de critique ».

À cela, s’est ajoutée, sous la présidence Sarkozy, une attaque plus idéologique des sciences sociales critiques. «  », juge François Gèze, qui y voit la marque d’un Patrick Buisson soucieux de « mettre au pas la penséjavascript:barre_raccourci(’’,’’,document.getElementById(’text_area’))e critique en s’attaquant aux sciences humaines et sociales considérées comme des bastions gauchistes ».

L’offensive directement politique s’est manifestée par de nombreux phénomènes. Dans le secondaire, l’attaque s’est portée sur les programmes d’histoire et ceux de sciences économiques et sociales, au détriment de la sociologie et au profit de l’économie voire de la microéconomie. Dans le supérieur, les coups ont été portés de manière éclatée : tentative de constitution d’une section de criminologie au Conseil national des universités (CNU) sous l’égide d’Alain Bauer à l’encontre de la volonté de la communauté scientifique (voir notre article) ; mainmise douteuse sur la section de sociologie de ce même CNU (voir notre article) ou encore débarquement brutal, sur consigne de l’Élysée, de la géographe Marie-Françoise Courel, alors à la tête de la direction scientifique des SHS du CNRS, au moment même où elle mettait la dernière touche à la constitution d’un pôle SHS puissant et uni au sein de l’institution (voir notre article)…

L’alternance politique n’a pas semblé montrer d’inflexion en la matière, à en croire Marie-Françoise Courel qui, cinq ans après l’épisode douloureux la concernant, persiste et signe : « Les sciences humaines et sociales font peur, parce que nous maîtrisons la langue et les argumentaires. Avec la logique d’évaluation actuelle et une recherche sur commande, on perd tout ce qui est érudition, profondeur, vraie possibilité pluridisciplinaire. La marginalisation des sciences sociales est catastrophique et la nouvelle ministre n’a fait que chausser les bottes de l’ancienne. »

Pour les auteurs du Manifeste, donc, « une série de processus, à l’université, dans l’édition et les médias, se conjuguent et se renforcent mutuellement pour reconfigurer les conditions de production et de diffusion des sciences sociales, de sorte que leurs travaux sont dénaturés, rendus inaudibles et invisibles ».

« Une lente et régulière descente aux enfers »

Leurs arguments sur l’université et la recherche sont les plus convaincants. Les SHS sont sans doute les disciplines qui ont le plus souffert des nouveaux modes d’organisation de la recherche, avec la création en 2006 de l’Agence nationale de la recherche (ANR), comme de l’Université, avec la LRU qui, selon les signataires, « n’est rien d’autre que la mise en concurrence des universités ». Pour Laurent Jeanpierre, professeur de science politique à l’université Paris 8, qui a coordonné le dernier Rapport mondial sur les sciences sociales de l’Unesco, en 2010, « les conditions de travail et de production des enseignants chercheurs en sciences sociales se sont indéniablement dégradées ces dernières années ».

« En période de budgets contraints, la tentation peut être forte de traiter les SHS comme une variable d’ajustement du système. Il n’est pas certain que chacun y résiste toujours… La contribution demandée en France aux SHS est généralement plus forte que celle que l’on impose aux autres secteurs », assure l’historien Pascal Arnaud. Longtemps vice-président d’université et aujourd’hui à la tête du département SHS à l’ANR, il explique de sa position si centrale au sein de l’institution que « depuis le milieu des années 1990, les SHS, et tout particulièrement les humanités, connaissent en France une lente et régulière descente aux enfers, plus que dans les pays voisins ».

Accusées de fabriquer des chômeurs, de ne pas contribuer au « redressement productif », la crise morale et identitaire des SHS a déjà conduit à la quasi-disparition de certaines disciplines du paysage universitaire. Les effectifs étudiants en philosophie se sont par exemple effondrés ces dix dernières années, au point que le ministère réfléchit maintenant à la manière de sauvegarder cette discipline « rare ». « Les universités autonomes sont tenues de faire des choix, et elles peuvent ainsi être conduites à couper les branches les plus fragiles », admet le président de l’université Paris Ouest (Nanterre) Jean-François Balaudé, lui-même philosophe. Dans la logique gestionnaire qui s’est imposée aux facs, il devient en effet presque impossible de maintenir des disciplines à faible effectif. Les langues anciennes (1 500 étudiants sur tout le territoire), l’anthropologie, la littérature comparée, mais aussi bien des langues européennes, s’effacent donc progressivement.

Le désamour des pouvoirs publics pour les SHS, certes pas tout à fait nouveau, s’est manifesté ces dernières années par une baisse continue de leurs ressources sous l’effet de la crise. « Les SHS sont mal servies depuis longtemps à l’université où elles sont sous-dotées », admet Jean-François Balaudé. Le système d’allocation des moyens aux établissements, lancé en 2009, et baptisé SYMPA, qui leur est très défavorable, a encore aggravé leur situation. Or, rappelle Jean-François Balaudé, si les SHS ne requièrent pas les mêmes investissements coûteux que certaines disciplines des sciences dites « dures » – la principale justification pour leur accorder beaucoup moins de crédits –, néanmoins « la recherche en sciences sociales ne coûte pas quatre fois moins que les autres disciplines ! ». Il faut sûrement en finir avec le mythe du chercheur en SHS qui n’aurait besoin que d’un crayon et d’une gomme, un mythe qui arrange évidemment les responsables politiques. Pour bien fonctionner les laboratoires ont besoin de bibliothèques renouvelées, de logiciels, de moyens pour faire du terrain ou pour entretenir des réseaux à l’international. Asphyxiées, beaucoup d’unités de recherche qui n’ont pas réussi à décrocher un financement ANR vivotent et jouent du système D. Il n’est pas rare de voir des chercheurs en SHS financer eux-mêmes leur terrain ou payer de leur poche pour aller participer à des colloques. À l’inverse, recevoir un chèque de l’agence permet de faire vivre, pour une durée limitée, des chercheurs sur des postes précaires, au point que « monter un projet ANR » n’a parfois que ce seul objectif.

À cela s’ajoute un raz-de-marée idéologique, bien plus profond sans doute que les quelques incursions de l’ère Sarkozy dans le domaine, et qui a imposé une vision très utilitariste de la recherche dans le discours public, et qui menace, dans leur identité, les chercheurs. Le dernier rapport de la Cour des comptes sur le financement de la recherche est à cet égard un modèle du genre. « Les SHS n’ont plus aucune dignité interne, aucune légitimité par elles-mêmes », déplore Pascal Arnaud. Exsangues financièrement, les universités ne toléreront bientôt plus la recherche en SHS qu’à la condition qu’elle crée des passerelles avec le tissu économique local, redoutent les auteurs du manifeste : « (Les universités) ne pourront plus maintenir des activités de recherche sauf dans les secteurs où les applications industrielles sont immédiates… Bienvenue aux sociologues qui voudront travailler sur l’acceptabilité de telle ou telle nouvelle technologie (par exemple : “pourquoi donc tant de résistances à la domotique chez les personnes âgées dépendantes ?”) »

Caricatural ? Il n’est pourtant qu’à regarder les orientations définies par l’ANR pour mesurer que cette logique est déjà puissamment à l’œuvre dans les institutions. À elles seules les sciences humaines et sociales ne pèsent que 4,6 % du budget de l’agence – à la création de l’ANR il n’était même pas prévu de les financer ! –, un chiffre trois fois inférieur à leur poids dans des agences de recherche comme la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft) en Allemagne.

Les SHS sont, à l’instar d’une logique définie à Bruxelles, de plus en plus réduites au rang d’expertise décideurs ou, au mieux, comme le supplément d’âme ou la caution éthique de projets transversaux autrement plus « scientifiques ».

L’inSHS du CNRS qui vient d’organiser le salon de la valorisation de la recherche en SHS a clairement adopté cette nouvelle rhétorique. « Les sciences humaines et sociales participent de manière massive à ce transfert de connaissances et d’innovations vers la société, non seulement en exerçant des activités d’expertises auprès des entreprises, des collectivités locales ou des médias mais aussi en créant des produits multimédia d’apprentissage des langues, des logiciels d’aide à la décision ou des outils de reconstitution 3D pouvant être diffusés ou commercialisés », indique ainsi la plaquette de présentation.

On s’étonnera donc moins que sur le budget déjà si maigre des SHS, l’ANR finance des projets sur « les identités numériques portables » ou « les vêtements interactifs »… (rapport annuel 2011). Loin d’y voir une mise au pas des SHS, Patrice Bourdelais, directeur général de l’inSHS du CNRS, défend une mutation salutaire. « J’observe que les SHS n’ont jamais été autant sollicitées, comme par exemple lorsque les chercheurs participent à des commissions parlementaires, des groupes d’experts de collectivités locales, de projets d’entreprises. Avant l’État s’en moquait un peu », même s’il reconnaît que « cet élargissement des sollicitations de la part des pouvoirs publics peut aussi être vécu comme une réduction de la liberté des chercheurs, que ce soit dans le choix des thématiques, dans le rythme de publication et de travail qui n’est plus le même aujourd’hui. » Ces nouvelles règles du jeu ont déjà été intégrées par les jeunes chercheurs, reconnaît Cédric Lomba, sociologue du travail au CNRS, qui décrit un phénomène d’« autocensure » et regrette que des pans entiers de la recherche dans son domaine soient de fait laissés en jachère.

« Réserves indiennes ou camp de Drancy »

Face à cette « descente aux enfers » la loi sur l’université et la recherche qui arrive au Sénat est muette. Le ministère a pourtant annoncé mi-mai un plan sur les SHS pour l’automne qui devrait suivre deux pistes : travailler à la meilleure insertion professionnelle des diplômés, «  avec l’objectif de rétablir une adéquation entre le diplôme et les débouchés potentiels », mais aussi soutenir les disciplines « rares » en menant une cartographie nationale assortie, pourquoi pas, d’un « fonds de consolidation national » pour « le maintien des équipes en place sans peser sur les budgets des établissements », nous explique-t-on au ministère.

Geneviève Fioraso, de par son parcours (lire son portrait ici), est très éloignée de la culture des SHS et n’a pas toujours trouvé les mots pour parler à cette communauté si malmenée ces dernières années. Ses propos sur Proust, pour justifier des cursus en anglais à la fac, « si nous n’autorisons pas les cours en anglais, nous n’attirerons pas les étudiants de pays émergents comme la Corée du Sud et l’Inde. Et nous nous retrouverons à cinq à discuter de Proust autour d’une table », n’ont pas rassuré ceux qui attendaient de l’arrivée de la gauche aux affaires un changement de perspective après l’ironie sarkozyste sur La Princesse de Clèves. Lors d’un entretien qu’elle nous accordait il y a quelques mois, la ministre avait développé sa vision bien particulière de la raison d’être des SHS :

«  On a besoin des SHS mais les employeurs vous le disent, c’est ça le pire. Ils nous disent à côté des écoles d’ingénieurs, des écoles de commerce, on a besoin de ces compétences, de cette créativité mise en perspective, de sens critique, dialogue, décryptage des différents milieux. Pour vendre, je m’excuse de dire cela, il faut connaître les usages ! Pour concevoir un produit il faut être sensible aux usages, sensible aux évolutions, aux tendances. »

Les orientations aujourd’hui présentées par la ministre laissent sceptiques nombre d’universitaires et de chercheurs. L’idée de cartographier les disciplines rares, sans être rejetée, suscite quelques interrogations. « Le regroupement des disciplines rares est sans doute inéluctable si l’on veut éviter leur “vente à la découpe”. Il faudra seulement veiller à ce que ces regroupements ne deviennent pas des réserves indiennes, ou pire, le camp de Drancy », fait remarquer Pascal Arnaud.

Pour beaucoup, la survie des SHS passera forcément par un changement des pratiques. « Notre salut ne peut pas consister dans une déploration, ou dans l’organisation de camps retranchés. Il est nécessaire de rappeler que les SHS se justifient par elles-mêmes, c’est un fait ; mais il est aussi indispensable que nous soyons inventifs dans nos pratiques et nos projets pédagogiques, et novateurs dans nos recherches, pour être et rester incontournables. Au total, il y va d’un véritable choix de civilisation », estime le président de Nanterre.

Ce qu’affirme le Manifeste à propos de l’édition est davantage discutable. Les auteurs évoquent l’écueil de maisons d’édition qui « imposent au travail éditorial le modèle de l’entertainment », le tout aboutissant «  à un déclassement et une invisibilisation des livres de sciences sociales ». Même si, effectivement, des maisons d’édition qui ont marqué l’histoire des sciences sociales, comme Payot, ou même Gallimard, ont considérablement réduit la voilure, l’idée d’un âge d’or des publications en sciences sociales, qui contrasterait avec le moment présent, n’est guère validée empiriquement.

« Les ventes de SHS ne se sont pas du tout effondrées : seul le tirage moyen par ouvrage a baissé, ce qui n’exclut pas quelques belles réussites aujourd’hui, aussi importantes que celles qu’on mettait en exergue hier », explique ainsi Bruno Auerbach, auteur d’une thèse sur l’édition en sciences sociales et lui-même éditeur de SHS. En effet, poursuit-il, «  l’augmentation considérable du nombre de chercheurs en sciences sociales a mécaniquement entraîné un accroissement du nombre de titres publiés. Le lectorat ne s’est pas réduit, mais s’est dispersé sur une production plus étendue de titres ».

Bruno Auerbach ne perçoit pas non plus de « révolution conservatrice » à l’œuvre dans l’édition. En atteste par exemple le sillon creusé par les éditions La Découverte, héritières des éditions Maspero, qui fêtent cette année leur trentième anniversaire, mais aussi la production renouvelée du Seuil ou la création et la vivacité de petites maisons d’édition faisant appel à la sociologie critique, comme, par exemple, Les Prairies ordinaires ou les éditions Amsterdam...

Même si certaines contraintes managériales et économiques sur les éditeurs se sont probablement accentuées, les auteurs du manifeste font l’impasse, dans leur analyse, sur un état de fait que souligne Laurent Jeanpierre, à savoir « la quasi-absence de presses universitaires en France, en dépit du travail des éditions de l’EHESS ou des Presses universitaires de Rennes et de quelques autres ».

Les éditeurs de sciences humaines et sociales se retrouvent ainsi à devoir assumer à la fois un rôle d’éditeur universitaire et d’éditeur généraliste, alors même que les thèses en sciences humaines et sociales sont toujours plus nombreuses et que la pression à la publication sur les chercheurs est forte. Si des thèses, y compris critiques et de qualité, ne sont donc pas publiées, ce n’est pas forcément lié à une volonté de les invisibiliser, mais à l’organisation du système éditorial français.

Par ailleurs, les auteurs du manifeste pratiquent un silence assourdissant sur le succès des ouvrages de la République des idées, sans doute parce que l’historien Pierre Rosanvallon qui dirige la collection est un adversaire historique des bourdieusiens, auxquels appartiennent la grande majorité des signataires du manifeste. Pourtant, même si c’est grâce à un système économique et éditorial bien particulier (voir notre enquête en deux volets ici et ici), le professeur au Collège de France a réussi non seulement à faire vendre des livres de sciences humaines par dizaines de milliers, mais aussi à imposer dans le débat public et politique des thématiques venues de recherches de terrain, réalisées y compris par des sociologues que l’on peut qualifier de critiques : Robert Castel, Louis Chauvel, Camille Peugny ou Loïc Blondiaux par exemple.

Critique des médias et incidence des sciences sociales

Sur le rôle des médias dans l’absence d’écho des sciences sociales critiques, il est sans doute exact que la formation des journalistes est moins tournée vers les sciences sociales qu’il y a vingt ans et qu’on aborde davantage, dans les écoles de journalisme ou à Sciences-Po, les « grands problèmes du monde contemporain » que les outils de la sociologie critique. La place faite par une partie de la presse à des éditorialistes aussi éloignés du métier de l’enquête que du travail de recherche a pu également contribuer à amoindrir celle des vrais chercheurs à la radio ou dans les journaux.

Toutefois, l’accusation faite aux journalistes de solliciter « par téléphone les chercheurs pour rédiger à la va-vite leur papier », pour ne pas « hésiter à inviter ensuite ou en même temps un essayiste beau parleur sur le même sujet », ne va guère au-delà d’une critique partielle des médias, formulée d’ailleurs de manière étonnamment proche par les deux adversaires qu’étaient Pierre Bourdieu et Raymond Boudon, en particulier dans son article de 1981, « L’intellectuel et ses publics : les singularités françaises ».

Pour le dire vite, les deux célèbres sociologues, comme les signataires du manifeste, dénoncent, sans études empiriques poussées, le « court-circuit » permis par des médias qui, au sein d’une production croissante d’essais prétendant parler de la société, choisiraient et « valideraient » les habiles parleurs au détriment des vrais travaux scientifiques.

Pour Bruno Auerbach pourtant, « affirmer que les médias généralistes préfèrent promouvoir des essayistes médiatiques est tautologique, et ce n’est en tout cas pas un phénomène récent. S’il y a peut-être moins de grandes signatures régulières d’auteurs de SHS identifiés par le public dans la presse, je pense que les interventions ponctuelles de chercheurs sur des sujets relevant de leur compétence scientifique se sont multipliées et banalisées ».

Les signataires du Manifeste répètent ici une doxa qui fait, en outre, l’économie des bouleversements économiques et éditoriaux qu’a connus la presse avec le numérique, et qui inviteraient pourtant à repenser la coupure entre « les médias » et le reste de la société, que les chercheurs en sciences sociales seraient les seuls à pouvoir éclairer grâce à leurs travaux empiriques.

La dernière affaire majeure à laquelle est confrontée l’administration Obama sur l’espionnage des citoyens est révélatrice de cet écosystème renouvelé : c’est un avocat, blogueur, même s’il collabore régulièrement à un journal reconnu, alerté par un lecteur, qui est à l’origine du scandale. On est loin de médias dominants servant leur soupe à un grand public dénué de sens critique et de capacité d’intervention sans la médiation de la science. Le travail de dévoilement n’est sans doute pas le domaine réservé des sciences sociales critiques, et penser des alliances pourrait être plus fructueux que de rejouer des antagonismes parfois réels, mais pas systématiques.

Derrière le regret d’une invisibilisation des sciences sociales critiques liée à des phénomènes touchant l’Université, l’édition ou la presse, se trouve un sous-texte pas toujours explicité dans le Manifeste. On sent en effet pointer, chez les sociologues qui en ont été les principaux rédacteurs et signataires, même si on y trouve quelques politistes et historiens, le regret du renversement hiérarchique entre la sociologie et l’économie, devenue la seule science sociale à avoir une légitimité publique et politique, alors même que les sociologues ont pu autrefois avoir un poids plus important.

Dans les années 1960 et 1970, il a effectivement existé une attention particulière des pouvoirs publics à la sociologie, notamment à travers le commissariat au Plan. Et, désormais, l’économie continue de dominer le terrain, alors même qu’une grande partie de la science économique a été battue en brèche par la crise du même nom. Il serait peut-être néanmoins plus urgent de militer, par exemple, pour une « fertilisation croisée » des sciences économiques et des sciences sociales, telle que récemment prônée dans une tribune par André Orléan et Nicolas Postel, que de donner l’impression de jouer la sociologie contre d’autres sciences sociales, d’autant qu’il existe en France une science économique hétérodoxe bien organisée et soucieuse de critique sociale.

On perçoit aussi, à travers la défense du « terrain » qui s’exprime à de nombreuses reprises dans le Manifeste, la remise en selle de la vieille opposition entre la sociologie et la philosophie, qui explique peut-être qu’aucun philosophe ne soit signataire du petit livre. Pourtant, une autre stratégie possible de défense des sciences humaines et sociales passe davantage par une alliance avec les philosophes que par une lutte de territoires. Comme le souligne Laurent Jeanpierre, « la force de la théorie critique en Allemagne s’est fondée sur des alliances entre des hypothèses théoriques et des enquêtes empiriques ».

Sur ce plan, le manifeste manque peut-être d’une forme d’autocritique pour être à la hauteur de ses ambitions, même si cette absence peut se comprendre de la part d’une profession blessée et précarisée. En effet, une fois admis que la science sociale critique n’est pas la même que la science sociale experte et dominante, comment les chercheurs peuvent-ils articuler la tension qui les guette constamment entre l’exigence de produire des sciences sociales engagées, au risque de perdre de vue la scientificité de leur objet, et la nécessité de s’ancrer dans le terrain, au risque de se distancier de l’intervention publique et politique ?

Un « Nous » de combat

La question n’est pas propre à la France, puisque le texte de Michael Burawoy, alors président de l’American Sociological Association, portant sur la définition d’une « sociologie publique » et sur la modélisation des modes d’intervention des sciences humaines dans la sphère publique, a été discuté partout dans le monde. Mais cette tension inévitable entre le champ scientifique et l’usage public et politique de son terrain de recherche ne doit pas masquer qu’une grande partie de la sociologie française a abandonné l’ambition théorique et politique qui a pourtant caractérisé le travail de Bourdieu. Plusieurs de ses disciples se contentent aujourd’hui de monographies inspirées par les outils bourdieusiens, qui, en dépit de leur qualité scientifique, ont du mal à constituer un véritable horizon d’attente au-delà des enseignants-chercheurs.

Une large partie des sciences sociales, estime Laurent Jeanpierre, « ne disent que les raisons bien fondées qu’a la réalité d’être comme elle est. C’est important, mais ça ne suffit pas. Les sciences sociales doivent aussi se réapproprier la question du possible. On a, souvent à tort, reproché à Bourdieu de proposer une version déterministe du monde social qui n’était pas enthousiasmante pour construire un projet émancipateur. Même si c’est injuste scientifiquement, sur le plan d’une politique du savoir, c’est fondamental. Peut-on continuer à écrire des sciences sociales qui déplient des mécanismes montrant qu’il est difficile de changer le monde mais qui restent singulièrement muettes sur les possibilités de le transformer ? ».

Force est d’ailleurs de constater que c’est un économiste, Thomas Piketty, même s’il n’appartient pas à l’école économique dominante, qui incarne sans doute aujourd’hui le mieux, dans le champ français, l’articulation entre études empiriques incontestables et propositions de réformes politiques pour le monde contemporain.

On touche ici la difficile question soulevée par Émile Durkheim, le fondateur de la discipline sociologique, qui écrivait dans l’introduction de De la division du travail social : «  La sociologie ne vaut pas une heure de peine si elle ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif. » En effet, lorsqu’on rentre dans le concret, « l’utilité » politique des sciences sociales demeure une pierre d’achoppement et une pomme de discorde.

Les effets possibles, les limites et les apories des sciences sociales ont été mis en débat dans plusieurs livres et articles récents, que ce soit dans l’ouvrage de Franck Poupeau, sociologue bourdieusien, auteur des Mésaventures de la critique, publié chez Raisons d’agir en 2012, dans celui de Luc Boltanski, bourdieusien « dissident », dans son ouvrage paru chez Gallimard en 2009 et intitulé De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation, ou encore dans l’article du sociologue Didier Fassin paru dans la revue Tracés : «  Une science sociale critique peut-elle être utile ? »

Mais le Manifeste veut aller plus loin en prétendant construire un « Nous de combat », à travers son appel à réduire les fractures de SHS éparpillées et en difficulté. Pour les signataires, il s’agirait d’une révolution de leurs pratiques, puisque ce « combat autour d’une cause commune, sans préséance, ni leaders ni orthodoxie, se fabrique en dehors des concurrences picrocholines, en un coude à coude de personnes d’inégales consécrations, de générations, d’activités et de parcours différents. Mais avec constance, allégresse, détermination. Aller débattre partout dans ces espaces méprisés des élites intellectuelles et médiatiques, les salles municipales, les entreprises, les centres sociaux, les locaux syndicaux ou associatifs, les librairies indépendantes, les universités mais aussi les marchés et les parkings de supermarchés ».

Afin que l’enjeu essentiel de ce Manifeste ne retombe comme un soufflé alléchant certes, mais trop fragile pour modifier des rapports de force actuels qui, effectivement, menacent de reléguer les sciences sociales à des niches inoffensives, il est sans doute urgent de dépasser au moins deux limites de ce type de discours.

La première exige de s’interroger si, véritablement, les travaux de SHS sont moins regardés qu’avant, ou ont moins d’incidence qu’auparavant, et si le problème principal est alors de rendre visible ce qui ne l’est plus. « Je pense que c’est inexact, juge Bruno Auerbach. Les SHS sont présentes dans les entreprises, dans les politiques publiques, dans les ministères. Le souci est que, contrairement à leurs ambitions plus profondes, elles n’ont pas réussi à imposer la différence qu’elles prétendent instaurer et se trouvent mises sur le même plan que des approches moins savantes. Mais elles sont beaucoup plus présentes dans la société que dans les années 1970. La réussite d’un magazine comme Sciences humaines aurait alors été impensable, ce qui montre bien qu’elles souffrent peut-être plutôt d’être partout, sous des formes certes parfois édulcorées, que d’être inaudibles. »

La raison du martyre des sciences sociales tient-elle alors à leur mise au pas ou à leur banalisation ? Celle-ci ne signifie pas qu’elles auraient épuisé leur programme, mais que, pour demeurer « dangereuses », elles seraient confrontées à la nécessité de devoir se réinventer, y compris dans leur mode d’écriture et d’intervention dans l’espace public. « Moi, je serais chercheur en sociologie, je m’interrogerais sur le succès d’un livre comme Le Quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, qui se vend à 400 000 exemplaires, plutôt que de taper sur les journalistes en écrivant des livres qui plafonnent à 1 000 exemplaires », grince un éditeur préférant rester anonyme.

La seconde réside dans le sentiment que, pour aboutir à l’ambition du Manifeste, il faut mettre en acte, dès l’écriture d’un tel texte, les principes affichés. Or, le positionnement des signataires, certes peu fréquent dans les rangs d’une université française souvent repliée sur ses laboratoires, serait sans doute plus convaincant si les premiers signataires n’apparaissaient pas eux-mêmes relativement monochromes, sans être monolithiques.

Outre qu’il s’agit très majoritairement de sociologues, beaucoup d’entre eux sont des disciples de Pierre Bourdieu, dont la présence tutélaire, voire nostalgique, plane entre les lignes du texte, à la fois dans sa lecture du monde social et dans sa capacité à porter, depuis la science, une parole politique engagée.

Ce qui ne serait pas un souci, si le texte n’avait, par endroits, tendance à rejouer les luttes idéologiques, mais aussi de personnes, qui ont affaibli les sciences sociales françaises, comme par exemple lorsqu’il prétend désamorcer à l’avance toute critique, en estimant que « ce Manifeste pourra dessiner par les seules attaques contre lui adressées le périmètre et les caractéristiques de ces détracteurs, trop soucieux et contents de s’en démarquer ».

Il serait pourtant inexact de penser que les phénomènes de précarisation et d’invisibilisation des SHS touchent en priorité les sciences sociales critiques, dont les auteurs du manifeste se revendiquent, alors qu’elles concernent une profession dans son ensemble. Il est, en particulier, faux d’affirmer que les disciples de Bourdieu sont aujourd’hui institutionnellement plus mal lotis que les tenants d’une sociologie moins critique.

Certes, la sociologie des organisations fondée par Michel Crozier est bien vivace ; des gens comme Michel Wieviorka, François Dubet ou Didier Lapeyronnie continuent, d’une manière ou d’une autre, le travail d’Alain Touraine, et Raymond Boudon, mort récemment dans un relatif anonymat, a malgré tout des héritiers, même s’ils sont plus difficiles à repérer, car ils vont d’un spectre allant du sociologue Gérald Bronner, qui signe souvent des tribunes dans Le Figaro, à Razmig Keucheyan, intellectuel proche de la gauche anticapitaliste, qui fit sa thèse avec Boudon.

Mais l’appel au front commun des chercheurs en sciences sociales serait sans doute plus convaincant si le pedigree très bourdieusien de la plupart d’entre eux n’en limitait, de fait, la portée. Une recomposition collective et offensive de la recherche en SHS supposerait sans doute plutôt de prendre acte de la dislocation des écoles bourdieusienne, tourainienne ou boudonnienne et de la ré-articulation du travail sociologique autour de problèmes spécifiques, au lieu de chercher à retisser des alliances issues d’affrontements en partie obsolètes.