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"Une éviction choquante au CNRS révèle une crise ouverte"

Par Jean-Frédéric Schaub, Directeur d’études à l’EHESS, "Rue 89" du 6 septembre 2008

dimanche 7 septembre 2008, par Mathieu

À côté de la nouvelle question russe, de la préparation des élections américaines, ou d’autres immenses événements comme l’occupation de la villa de Christian Clavier et le lancement de Siné Hebdo, on peut comprendre que le limogeage de la Directrice du Département Hommes et Sociétés du CNRS fasse figure de nouvelle très secondaire. Cet épisode mérite pourtant qu’on s’y arrête.

Une équipe et un projet.

Je tiens à signaler d’emblée que sur les dossiers lourds concernant la part que peut prendre le CNRS dans le développement des sciences sociales en France, je n’ai guère été convaincu par les propositions de l’équipe aujourd’hui démise. Ce n’est donc pas sur les choix de fond de cette direction, mais sur le mode de gestion politique des organismes de recherche, que j’invite les lecteurs à réfléchir un moment.

Les personnes qui ont été remerciées avaient accepté de concevoir les structures d’un institut des sciences humaines et sociales qui viendrait remplacer, à la demande de la hiérarchie ministérielle, le département « Hommes et Sociétés » du CNRS. Comme le plus souvent dans un système rigidifié et à budget constant, il s’agissait de remodeler l’existant.

L’exercice a été conduit et des propositions ont été formulées. Il s’agissait, nul ne s’en est caché, d’une opération de la dernière chance, au moment même où l’existence de carrières de chercheurs à temps plein et à vie en sciences humaines et sociales, en marge du système d’enseignement supérieur, se trouvait profondément mise en cause dans le contexte de la rénovation des universités.

Organiser la paralysie ?

Le collège de directeurs scientifiques du département concerné, après avoir diffusé sa proposition, était en phase de présentation de son plan, région par région. Rien ne permet de dire que les instances de direction de l’organisme, Conseil Scientifique ou Conseil d’Administration du CNRS, aient évalué négativement ce programme. Du reste, la relève de la direction du département était prévue pour la fin de l’année civile. Le poste de directeur scientifique a été publié par petite annonce : procédé extraordinaire et que l’on peut estimer comme le signe d’un progrès en faveur de la transparence des nominations.

Pourtant, c’est toutes affaires cessantes que la directrice a été démise de ses fonctions.

Pour qui connaît un peu le fonctionnement du CNRS, la désignation d’un directeur scientifique intérimaire, en la personne du seul directeur scientifique adjoint non démissionnaire de l’équipe sortante, signifie la paralysie fonctionnelle du département d’ici à la fin de l’année. Cet intérimaire ne saurait, sur un temps si court, désigner et rendre opérationnel un collège d’adjoints, sans lequel le département ne peut agir. La direction générale du CNRS voudrait enterrer le projet d’institut qu’elle a elle-même commandé au département, qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.

Au total, ce mode de gestion de l’organisme entraîne des revirements, des coups de freins, des blocages qui ne font que rendre plus incertains les choix scientifiques pour demain. Aujourd’hui, les jeunes gens récemment recrutés au CNRS, du moins en sciences humaines, ne savent plus vraiment où ils ont atterri. C’est là un facteur majeur de démobilisation. Au mieux, ils peuvent tirer de leur recrutement un viatique salarial leur permettant de poursuivre leurs recherches. Au pire, ils peuvent contempler les effets délétères de la dynamique de désengagement en cours.


Les ridicules de la politisation.

Le dernier soubresaut montre que les procédures de décision du plus grand organisme scientifique français sont calquées sur des pratiques d’un autre âge. Toute proposition d’organisation de la recherche scientifique est discutable, et un projet peut être récusé au terme d’une évaluation indépendante. Une sanction négative doit, en outre, être prononcé dans le cadre d’instances régulières, et non par simple coup de fil. Évincer une équipe de responsables comme on ferait d’un laquais soupçonné d’avoir dérobé de l’argenterie, cela démontre la nocivité de l’hyperpolitisation. On sait bien que la politisation à outrance, le « tout est politique », apparaît à une certaine tradition française comme le garant et le dernier mot de la pratique démocratique.

Il n’en est évidemment rien. Car ce qu’on entend alors par « politique » n’est jamais que la formalisation de la concurrence de divers réseaux d’appartenance et de connivence, prêts à s’identifier à telle option ou telle option, au gré des jeux d’appareil. Enfin, la propension à faire remonter ce type de décision au plus haut niveau de l’exécutif, parfois jusqu’à la Présidence de la République, n’est pas le moindre des ridicules de la bananeraie française.

Marc Fumaroli qui n’a pas eu de mots assez durs pour fustiger l’« Etat culturel » naguère, saura, à n’en pas douter, prévenir les travers de l’« Etat scientifique » qui vient de le désigner pour résoudre la crise ouverte au CNRS.

Pour lire l’article sur le site de Rue 89.