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Sur ladite culture de l’évaluation - Joëlle Chambon, université Paul-Valéry, Montpellier (automne 2012)

lundi 4 mars 2013, par Jara Cimrman

Ce texte a été envoyé à SLU en octobre 2012. Toutes nos excuses à son auteure pour le retard avec lequel nous le publions.

Il est assez clair pour tous ceux qui, à l’intérieur de l’Université, la subissent, que la « culture de l’évaluation » n’est pas une culture et n’évalue rien.

C’est un système de gestion et de contrôle des personnels, qui, d’un côté, multiplie le travail improductif : élaborer et remplir des fiches, élaborer et remplir des dossiers, épaissir le flux des courriers électroniques par un incessant va-et-vient de directives, rappel de directives, correctifs aux directives, explication des correctifs de directives et correctifs des explications de directives — tout cela répercuté sans trêve entre agents administratifs et « exécutants ». Ces derniers, c’est à dire les enseignants chercheurs, reçoivent ainsi une masse hebdomadaire de 10 à 30 mails destinés à leur signaler et à leur expliquer le travail administratif qu’ils auront à faire — masse dont la lecture et le traitement « sérieux » nécessiteraient déjà entre 4 et 6 heures de travail « préparatoire » au travail administratif.

Le temps ainsi passé n’a évidemment pas pour fonction de leur faciliter ce travail administratif, qui, rappelons-le, reste à faire au terme de cette première étape. Si tel était le but, il serait beaucoup plus efficace de décentraliser l’information et le soutien administratifs, et de doter chaque département d’un secrétariat responsable et autonome, qui, étant familier et des questions administratives et des problèmes pédagogiques, pourrait efficacement jouer son rôle d’interface, et aider les enseignants-chercheurs dans leur travail administratif.
Nous savons tous que ce n’est pas le cas : de même qu’il doit arpenter le campus de bureau en bureau quand il a besoin d’une information administrative précise, l’enseignant-chercheur devra débusquer dans la forêt de ses mails l’information dont il a besoin pour remplir tel ou tel dossier urgent.
La principale fonction, sinon le but avoué, de ce système est bien plutôt de rappeler aux enseignants-chercheurs qu’ils sont principalement, non pas des enseignants ni des chercheurs, mais les derniers rouages d’une grande et complexe machine, les soutiers d’un navire d’une impressionnante modernité.

D’un autre côté, ce travail improductif a des conséquences directes sur le travail productif. Celui qui, se fiant à son statut, considère que sa première tâche est d’enseigner et de chercher, s’aperçoit vite qu’il ne bénéficie presque jamais, pendant l’année universitaire, du temps et de la concentration nécessaires à ces deux activités. Deux solutions s’offrent à lui : reporter ce travail de préparation des cours et de recherche pendant les vacances (une solution que la plupart d’entre nous adoptent) ; ou s’habituer progressivement à l’idée que ces tâches, bien qu’intéressantes, sont secondaires : en termes de carrière, mieux vaut « expédier » la préparation d’un cours et pouvoir assister à telle réunion sur l’IDEX, ou le programme ANR ; mieux vaut renoncer à lire telle parution récente qui concerne sa recherche, et consacrer le temps dégagé à étoffer son rapport d’activité ELECRA.
Là encore, la principale fonction, sinon le but avoué, de ce système apparaît donc de rappeler aux enseignants-chercheurs que leur tâche est moins de bien faire leur travail productif, que de bien faire savoir qu’ils le font. Faire et faire savoir étant incompatibles, comme on l’a vu plus haut, dans l’organisation actuelle de l’Université, il est inévitable que certains, et de plus en plus sans doute, soient amenés à choisir de faire savoir plutôt que de faire.

Le système de l’évaluation permanente est donc couteux en termes de « productivité » réelle : l’enseignement et la recherche en sont forcément amoindris.

Qu’en est-il en termes financiers ? Il serait peut-être temps de se poser la question, et de procéder à une évaluation financière du système : combien d’agents administratifs sont-ils requis pour faire fonctionner ce système d’évaluation permanente, et comment se mesure leur rentabilité ?
On peut imaginer que cette rentabilité se mesure en nombre de documents produits. Dans ce cas, elle s’est incontestablement améliorée au cours des dernières années : on remplit aujourd’hui 5 fois plus de documents à peu près qu’il y a dix ans. Mais cette amélioration soulève une nouvelle difficulté financière : la croissance en termes de documents produits implique forcément une croissance en nombre de lecteurs (ou d’heures de lecture) des documents remplis. Et donc une croissance de la masse salariale dédiée à la lecture et à l’évaluation de ces documents — nous écartons d’emblée l’hypothèse où la croissance des documents produits n’induirait aucune croissance du temps de lecture parce que ces documents ne seraient pas destinés à être lus et évalués, mais simplement produits et remplis ; un tel mépris à l’égard du travail, tant administratif qu’intellectuel, est évidemment inimaginable.
Il faudrait donc évaluer les coûts de l’évaluation, et le rapport entre ces coûts (forcément croissants, sauf à penser qu’on lit désormais 5 fois plus vite qu’auparavant), et les économies que cette évaluation permet de réaliser (rappelons au passage que le seul moyen de réaliser des économies par une évaluation consiste à accroître la charge de travail de l’enseignant-chercheur qui n’a pas donné les preuves d’une activité de recherche régulière et significative — par exemple Fernand Braudel, pendant les dix années où il n’a « rien fait », à part donner ses cours et travailler à son livre-somme sur la Méditerranée). Pour cette évaluation des coûts, il faudrait créer une nouvelle catégorie d’évaluateurs, des évaluateurs « au second degré », des évaluateurs de l’évaluation en quelque sorte — et donc augmenter encore la masse salariale dédiée à l’évaluation…
Pour éviter cette spirale infernale, on peut se contenter d’une hypothèse, qui a toutes les chances d’être vraie : le coût salarial de l’évaluation est très probablement supérieur aux économies que cette évaluation permet de réaliser ; et, si le système continue à se développer, il le sera de plus en plus : la terreur de se voir augmenter sa charge de travail conduira chacun à aiguiser ses compétences dans le « faire savoir », et les évaluations devront se faire toujours plus nombreuses et fines pour parvenir à débusquer les « escrocs ».

Mais peut-être la rentabilité de l’évaluation doit-elle être pensée en termes plus immatériels : le système de l’évaluation permanente conduirait les enseignants-chercheurs à secouer leur habituelle « paresse », et à déployer, au delà de leurs travaux obligés, une activité stimulante pour leurs collègues, leurs étudiants, la vie de la pensée en général. On peut penser qu’il y a là une certaine vérité : quand on parcourt les projets de colloques, les listes de thèses en cours, les programmes de recherches, et qu’on retombe sans cesse sur le nom de tel ou tel enseignant-chercheur, on est frappé de l’activité proprement surhumaine dont certains sont capables. Cette admiration, qui peut confiner à l’effroi, doit inciter les plus exigeants d’entre nous à rivaliser avec ces Stakhanov du travail intellectuel.
Certains aspects de leur productivité pourtant, quand ils viennent à notre connaissance, tempèrent parfois notre enthousiasme : telle communication mal préparée a été violemment critiquée par certains collègues, tel « thésard » s’est plaint de n’être pas crédité pour l’utilisation de ses travaux, tel autre de ployer sous la charge des tâches d’organisation qui accompagnent les diverses manifestations de l’activité intellectuelle de son « patron ».

Mais la « culture » de l’évaluation nous convainc bien vite que ce sont là des détails : ils ne seront jamais connus au delà du cercle de la connivence, ils ne feront jamais l’objet d’une évaluation. Ils n’existent donc pas.

Ainsi l’évaluation finit-elle par être non pas une culture, mais une sous-culture : elle n’implique pas des valeurs, mais des habitudes de pensée, au mieux des croyances. Ces croyances, qu’elle nous oblige à partager, sont incompatibles avec les valeurs de l’ancienne culture universitaire.
Le développement d’une pensée autonome, grâce à la liberté et au temps accordé aux intuitions et à la réflexion ; d’une pensée critique, et d’abord à l’égard de ses propres conditions de production ; d’une pensée désintéressée (ou au moins partiellement délestée des laborieuses poursuites de la réussite personnelle), parce que fondée sur la reconnaissance des pairs, l’échange et la collaboration ; d’une pensée visant ainsi au développement de l’autonomie, de l’esprit critique, et du désintéressement dans la vie intellectuelle en général : ces valeurs anciennes n’ont sans doute existé à l’Université que comme un idéal. Mais cet idéal servait de pierre de touche à chacun pour évaluer les réalisations de ses collègues, et les siennes propres ; dans le meilleur des cas, il arrivait que le développement de la carrière soit le juste reflet de cette évaluation.
Souvent fidèles encore, au moins sur le mode nostalgique, à ces valeurs, nous nous retrouvons sommés d’adhérer à un nouveau système, qui nous oblige (au moins un certain nombre d’entre nous) à vivre une forme particulière d’acculturation.

Le nouveau système semble de prime abord sans contenu ; il ne propose aucune vision, aucun idéal. Ce n’est pas par rapport à une forme souhaitable de l’activité intellectuelle que nous sommes évalués, mais par une quantification du « pas assez » (car personne ne semble penser que le « trop » puisse être nuisible). Pas assez de livres, d’articles, de communications, d’organisation de journées d’études ou de colloques, de responsabilités administratives et pédagogiques, de direction de thèses : certains ne font « pas assez » leur travail, on va donc leur en donner plus.
Derrière cette foi aveugle dans les vertus du quantifiable on peut lire, à défaut d’un idéal de la vie intellectuelle, un certain nombre de croyances. Certaines de ces croyances sont simplement fausses : que tout travailleur, intellectuel ou pas, a pour but principal de travailler moins, voire pas du tout, et que le rôle principal de l’employeur est de contrôler la quantité de travail fournie par chacun pour empêcher la fraude ; d’autres sont surtout bêtes : que la mesure purement quantitative du travail intellectuel est possible, et constitue un indice direct de sa valeur ; certaines sont presque inquiétantes : qu’il vaut mieux distribuer une tâche inutile ou absurde que pas de tâche du tout.

Toutes ces choses, nous sommes encore libres, heureusement, de ne pas y croire ; et sans doute devrions-nous nous sentir un peu plus libres d’y désobéir — au lieu de nous acharner, en bons fonctionnaires, à faire fonctionner le dysfonctionnement. C’est pourquoi je souhaiterais clore ces quelques réflexions par un appel à la désobéissance.

Parmi la masse de fiches et dossiers que nous sommes régulièrement appelés à remplir, le dernier en date nous demande, en amont du prochain quadriennal, de faire une fiche bilan de nos enseignements, détaillée comme suit : bilan de la mention et propositions ; bilan par année/parcours et propositions ; bilan par UE et propositions.
A quoi, à qui, peut servir un tel document ? Evidemment pas aux enseignants-chercheurs qui ont élaboré leur diplôme, le mieux qu’ils ont pu, au terme d’une réflexion de plusieurs années (celles du précédent quadriennal), en dialogue avec leurs collègues et en tenant compte des retours de leurs étudiants. Ils connaissent les problèmes, s’il y en a : soit ils échappent à leur pouvoir (tous les problèmes liés au fonctionnement administratif en particulier), et ils se contenteront de les signaler une fois de plus ; soit ils peuvent les résoudre, et ils le feront dans leur prochain projet de formation. Cela peut-être dit en quelques mots.
Que signifie, dans ces conditions, faire un bilan par UE ? Faut-il encore une fois décrire l ‘architecture des cours, qui est déjà présentée dans la maquette ? S’agit-il de confirmer que les enseignants font bien les cours qu’ils doivent faire et qui sont détaillés un par un dans la plaquette ? S’agit-il de refaire à l’envers le long processus qui a mené à l’élaboration de la maquette, puis du programme des cours ? S’agit-il au contraire de se mettre dans la peau des étudiants ? Et faut-il alors synthétiser les attentes qu’ils avaient, et les difficultés qu’ils rencontrent éventuellement dans le cadre de telle ou telle UE ? Avec quels instruments doit-on faire cette synthèse ? Devons-nous élaborer des questionnaires à leur faire remplir ? Devons nous procéder par entretiens ? Directifs ? Semi-directifs ? Non directifs ?
Rien ne nous est dit là-dessus.

Sans doute s’agit-il simplement de rendre une fois de plus manifeste la logique du « dernier rouage », et celle du « faire savoir ». Autrement dit de perdre du temps.

C’est pourquoi je propose que nous inscrivions, en tête de ce « bilan par UE » : bilan globalement positif » — comme je l’ai fait pour ma part.
Cela nous rappellera des souvenirs…

Joëlle Chambon
MCF Etudes Théâtrales
Responsable de la Licence Arts du Spectacle-Parcours Théâtre et spectacle vivant
Université Paul Valéry-Montpellier