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A Sciences-Po, les enseignants sonnent la révolte - V. Soulé, Libération, 14 novembre 2012

mercredi 14 novembre 2012, par Mariannick

A l’issue d’une AG « historique », les personnels de l’établissement ont réclamé l’organisation d’une nouvelle procédure de recrutement du successeur de Richard Descoings à la direction.

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Sciences-Po a vécu une journée de rébellion historique. On se serait presque cru à la Sorbonne... Des profs et des chercheurs remontés, des administratifs abondant dans le même sens, des participants se coupant la parole pour surenchérir, les termes d’une motion discutés pied à pied, et enfin un vote à mains levées pour dénoncer les agissements de la direction dans la succession de Sciences-Po.

Ce mercredi midi, une assemblée générale s’est tenue à Sciences-Po en présence d’une centaine de personnes. Objectif : exprimer l’exaspération des personnels face à la procédure de désignation du nouveau directeur et faire enfin entendre leur voix, si peu audible jusqu’à présent à l’extérieur.

A l’issue de deux heures de débats et à une écrasante majorité, les quelque 120 participants ont adopté une motion réclamant la démission des deux hommes-clé de la direction – le banquier Michel Pébereau et l’économiste Jean-Claude Casanova –, ainsi que l’organisation d’une nouvelle procédure de recrutement et d’élection du successeur de Richard Descoings.

Les participants à l’AG ont aussitôt envoyé leur motion à la ministre de l’Enseignement supérieur (lire le pdf joint ci-dessous ou activer le lien). Geneviève Fioraso avait demandé, en vain, à la direction de Sciences-Po d’attendre la publication du rapport définitif de la Cour des comptes le 22 novembre, avant de désigner le nouveau patron de la maison. Mais Michel Pébereau et Jean-Claude Casanova étaient passés outre. Et lors de réunions des instances dirigeantes les 29 et 30 octobre, ils avaient fait voter sur leur candidat, Hervé Crès, l’ancien bras droit de Richard Descoings, qui était passé de justesse. Les contestataires ont aussi mis en ligne leur motion sous forme de pétition ouverte à la signature. Beaucoup n’avaient pu en effet être présents à midi à l’AG dans la grande salle du Ceri (Centre d’études et de recherches internationales), ayant des cours ou d’autres impératifs.

Lettre à la Ministre de la Recherche

« Une succession digne de la monarchie absolue »

Depuis le décès soudain de Richard Descoings le 3 avril à New York et le lancement d’un appel à candidatures, c’est le premier signe d’une révolte interne, véritable sursaut collectif après des mois d’impuissance.

Jusqu’ici, les personnels de Sciences-Po, en particulier les enseignants et les chercheurs, étaient apparus étonnamment discrets, voire passifs. Il y avait bien eu des expressions de mécontentement mais elles étaient restées éparses – un communiqué commun de la CGT et de la CFDT (mais les syndicats sont assez faibles à Sciences Po), des prises de position des étudiants de l’Unef, des tribunes de profs et de chercheurs dans la presse (notamment dans Libération)...

Avec cette AG et la motion qui en est sortie, la crise à Sciences-Po entre dans une nouvelle phase. Désormais, en plus de la direction et de l’Etat, qui campent dans un face-à-face tendu, il va falloir compter avec une troisième force : une contestation interne encore à ses débuts mais qui pourrait vite prendre de l’ampleur, avec le sentiment d’humiliation de personnels malmenés par des jeux de pouvoir et les frustrations accumulées sous la gestion Descoings.

« Nous sommes les nouveaux indignés, nous vivons depuis sept mois une situation qui n’est pas vraisemblable », a expliqué Claire Andrieu, professeure des universités et enseignante d’histoire à l’IEP (Institut d’études politiques) en ouvrant la réunion. « Nous assistons à une succession digne de la monarchie absolue », a poursuivi l’historienne, totalement opaque et marquée par « la désinformation » avec des dirigeants affirmant, pour faire élire Hervé Crès, que la ministre de l’Enseignement supérieur et l’Elysée étaient d’accord pour le désigner, et même que les magistrats de la Cour des comptes avaient assurés qu’ils ne le poursuivraient pas... Des assertions infondées dont le but était de faire tomber les ultimes réticences en faveur de leur favori.

« Comment est-on passé de quatre candidats à un seul ? »

« Comment est-on passé de quatre candidats toujours en course à un seul soumis au vote des deux conseils ? » (celui de la Fondation nationale des Sciences Politiques le 29 octobre, puis celui de l’IEP le 30 octobre, ndlr), « qui a décidé et sur quelles bases ? », « Cela a-t-il été expliqué avant le vote ? » : ces questions sont revenues tout au long de l’AG. Après des mois de manœuvres ternissant l’image de la maison, la désignation d’Hervé Crès a été la goutte d’eau, la preuve ultime de l’illégitimité d’un processus fondé sur l’arbitraire et l’entresoi.

Bastien Hirondelle, élu représentant des enseignants au conseil de direction de l’IEP, a tenté de défendre la résistance de quelques-uns au sein de cette instance, notamment lors du vote du 30 octobre. Mais il n’a pas été entendu. La colère de la salle était trop forte. Lui-même a avoué avoir démissionné à l’issue de la réunion du 30.

L’autre question lancinante de l’AG a concerné « la peur ». Dans une institution aussi prestigieuse que Sciences Po, fière de former les élites politiques, beaucoup ont avoué avoir peur de s’exprimer et de critiquer le mode de succession, ayant des statuts fragiles et craignant des représailles, ou soumis à des pressions directes. Cette prise de conscience d’une liberté d’expression bafouée – comme dans les régimes totalitaires que l’on étudie à Sciences-Po – a sans doute été pour beaucoup dans la mobilisation.

« J’ai été estomaqué d’avoir rencontré ce sentiment de peur à Sciences-Po, a confié le politologue Dominique Reynié, enseignant rue Saint-Guillaume et l’un des quatre finalistes qui se considère toujours candidat aujourd’hui. Des gens ont préféré ne pas me parler en public à cause de cela. »

« Depuis vingt-sept ans, je n’ai jamais vu une telle réunion »

Au-delà, c’est bien tout le système de gouvernance qui est visé, avec des conseils qui ne sont que des chambres d’enregistrement et les vraies décisions prises dans les coulisses, avec une sous-représentation des femmes dans les instances de pouvoir.

« Aujourd’hui, l’argument de la direction est de dire : la seule façon de sortir de la crise, c’est de nous garder. Je suis heureuse et soulagée de voir que nous sommes nombreux aujourd’hui à vouloir agir concrètement », a résumé Marie Mendras, chercheure au CNRS et au CERI, sous les applaudissements.

En s’éparpillant, les participants parlaient d’une réunion « historique », comme étonnés de ce qu’ils avaient fait. « Je suis là depuis vingt-sept ans, jamais je n’ai vu une telle réunion, rassemblant ainsi les différents personnels », soulignait l’une d’elles, aux anges.