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La kampagne de pub de l’Étudian é-t-elle secciste ? Janvier 2012

mercredi 1er février 2012, par Sylvie

« Je voudré être écrivin… »
Par CÉLINE CURIOL Ecrivaine, Libération, 20 janvier 2012

La phrase sur l’affiche me frappe de plein fouet, en style « texto » d’une fausse écriture manuelle. L’orthographe de cette déclaration d’intention est approximative, mais ce n’est pas ce qui provoque mon étonnement ni l’agacement qui s’ensuit. Si l’affiche reflète un réjouissant changement d’opinion vis-à-vis de l’écriture, ce que je finis par y lire vient surtout alimenter plusieurs préjugés tenaces : « Je voudré être écrivin pck j’adore écrire, c une vré passion. » C’est une jeune femme qui s’exprime : elle est dessinée, lunettes de soleil, cheveux longs relevés, bouche tapageuse, entourée par des objets qui représentent ses centres d’intérêt : rouge à lèvres, Amélie Nothomb, iPhone, escarpins à talons hauts. Au dessus, une question : « Etes-vous sûre du métier que vous allez choisir ? » Provenant d’un magazine comme l’Etudiant, la parodie pourrait être efficace, amusante à condition de ne pas y réfléchir trop longtemps ; sinon son ambiguïté l’est beaucoup moins.

C’est le portrait d’une jeune femme, non d’un jeune homme. Détail ? Interrogeons-nous tout de même… Doit-on comprendre que le goût pour les accessoires féminins exclut d’emblée certains choix professionnels ? Qu’une « vraie fille » se trompe en souhaitant devenir écrivain ? Que celle qui écrit s’inspire d’une littérature aussi rose que sont roses les petits cœurs, les rouges à lèvres et les lunettes sur cette affiche ? Qu’elle aspire nécessairement à ressembler à une nouvelle Amélie Nothomb plutôt qu’à un Claude Simon, question de look cela s’entend ? Ou bien doit-on comprendre que la faute d’orthographe révèle une incapacité à l’écriture parce qu’elle est tare incurable ? Ce dernier précepte, appliqué par nos dispositifs de sélection scolaire qui font de l’orthographe la condition sine qua non à toute orientation littéraire, exclut de certaines professions des jeunes qui manient le français à leur façon sans être cependant dénués de talent, comme je l’ai constaté lors d’interventions en lycées où les élèves « mauvais » en orthographe pouvaient faire montre d’un sens prononcé de la composition.

A jouer aux clichés, l’Etudiant prend le risque d’en propager. Le jury de déontologie publicitaire a d’ailleurs interdit l’une des affiches de cette campagne qui représentait un pompier s’apprêtant à aller chercher, en haut de sa grande échelle, un homme noir obèse accompagné d’un pit-bull. Les concepteurs de la publicité (Young and Rubicam) posent de manière audacieuse un lien encore réfuté par notre système social : écrivain peut être un métier.

Mais l’ancienne ingénieur(e) devenue écrivain(e) que je suis demeure trop sensible à cette étape cruciale de l’orientation professionnelle pour ne pas dénoncer le caractère nuisible de leur slogan. Les critères proposés manquent de cerner certaines aspirations des étudiants en apparente contradiction avec leurs résultats. Il y a plus d’une raison de ne pas parvenir à maîtriser l’orthographe, aucune n’est immuable. Mais il n’y a qu’une seule raison de choisir un métier : la passion, en effet.

Campagne de pub : «  l’Etudiant » répond à Céline Curiol
Par EMMANUEL DAVIDENKOFF Directeur de la rédaction de l’Etudiant, Libération, 31 janvier 2012

Pouvait-on, à l’Etudiant, rebondir sur les stéréotypes sexistes afin de dénoncer l’ensemble des stéréotypes qui pèsent sur les choix d’orientation des jeunes - comme nous le faisons à travers notre actuelle campagne de publicité ? Pouvions-nous jouer sur le fait que le niveau d’orthographe a baissé et que cet affaissement du rapport à la langue et au sens rétrécit la liberté de choix des jeunes quand ils souhaitent accéder aux études supérieures (voire, simplement, réussir leurs études secondaires) ? Céline Curiol pense que non si l’on en croit un texte publié le 20 janvier dans Libération (1). Nous pensons que oui.

D’abord parce que nos lecteurs et les visiteurs de nos salons ne s’y trompent pas. Ils savent que nos publications papier et web sont habitées par le souci de déconstruire les représentations dominantes en matière d’orientation. Nous croyons à la réussite de tous, nous croyons que la formidable diversité pédagogique de l’enseignement supérieur offre à chacun la possibilité de trouver les voies de la réussite et de l’épanouissement. Nos lecteurs connaissent l’ensemble des dossiers, rubriques et modes de traitement qui nous permettent de casser les idées reçues : nos palmarès personnalisables qui prouvent que les filières élitistes sont loin d’être les meilleures pour tous ; nos enquêtes sur les voies de promotion sociale par les études (prépas technos, BTS, DUT, bac pro, alternance, etc.) ; nos reportages sur les femmes qui exercent avec bonheur des métiers masculins et réciproquement ; notre engagement dans la campagne « Buzzons contre le sexisme » ; les trophées que nous remettons aux jeunes créateurs, auteurs, photographes, acteurs associatifs ; nos rendez-vous consacrés aux lycéens et étudiants en situation de handicap ; notre rubrique « Que sont-ils devenus » qui prouve que les parcours écrits d’avance n’existent pas ; nos pages « Les jeunes ont de l’avenir » qui rendent hommage aux lycéens et étudiants qui s’engagent dans la vie citoyenne ; notre travail de terrain dans les universités qui démontre que la fac est une voie démocratique de réussite, etc. Dit autrement : nos lecteurs savent que nous sommes de leur côté et que la caricature que notre campagne de pub propose est très exactement à l’inverse de ce que nous pensons d’eux.

Ensuite nous avons fait le pari de l’intelligence du public, de sa capacité à ne pas regarder le doigt du sage quand ce dernier désigne la lune. Quelles sont les cibles réelles de cette campagne ? Les stéréotypes. Sexistes, mais pas seulement. Nous visons les miroirs aux alouettes, l’univers du bling-bling et de l’argent facile, l’idée puérile selon laquelle on pourrait affronter les rigueurs du monde adulte avec les candeurs de l’adolescence à laquelle renvoient de manière on ne peut plus explicite notre parti pris graphique, mais aussi l’usage, sur l’affiche dont parle Céline Curiol, du langage SMS - que l’on sache, des bancs de la Sorbonne aux maisons d’édition, l’on considère toujours le bon usage de la langue comme une condition d’accès au sens (on pourrait ajouter que les poètes et écrivains qui bousculent les canons stylistiques jouent sur la structure de la langue, pas sur l’orthographe - même si l’on doit bien trouver quelques exceptions pour confirmer la règle ; convenons qu’elles sont rares).

S’orienter n’est pas toujours une partie de plaisir, une rencontre miraculeuse avec une « passion », comme semble le penser Céline Curiol. Et si nous pensons comme elle que la passion constitue le meilleur moteur (nous avions d’ailleurs dédié la couverture de notre magazine, en avril, à « l’orientation par la passion »), nous constatons que pour la plupart des jeunes, le processus est moins évident. Il exige d’oser se projeter, d’oser confronter ses rêves au réel, de garder les pieds sur terre même quand on a la tête dans les étoiles. Cette lucidité, nous la devons aux jeunes, qui méritent mieux que la complaisance ou la démagogie, et nous avons la conviction que c’est la raison pour laquelle ils sont si nombreux à nous faire confiance, de génération en génération, depuis quarante ans.

Faire mine de croire que les processus d’orientation, aujourd’hui, se jouent hors de toute représentation, sexiste ou autre, c’est ignorer - ou faire semblant d’ignorer - les effets délétères des mécanismes sociaux, urbains, culturels ou économiques qui empêchent notre école et notre société d’aller vers plus de justice et de générosité. A notre mesure, nous combattons certains de ces effets au quotidien. Le plus souvent sur un ton sérieux ; parfois en passant par l’humour, confiants dans l’intelligence de notre public.

(1) Céline Curiol protestait contre une affiche publicitaire montrant une jeune femme écrivant ces mots, « je voudré êre écrivin pck j’adore écrire, c une vré passion », au-dessous de cette question posée par le magazine « l’Etudiant » : « Etes-vous sûre du métier que vous allez choisir ? »

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