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"Menaces sur les sciences de l’homme"

par Jean-Louis Fournel, Bertrand Monthubert et Frédéric Sawicki, "Le Monde" du 20 juin 2008

jeudi 19 juin 2008, par Laurence

Le gouvernement et la direction du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) préparent le démembrement de l’institution en une sorte de "holding d’instituts", ce qui a soulevé de très nombreuses protestations : le conseil scientifique du CNRS (composé en majorité de personnes nommées par la ministre, dont huit étrangers) a refusé de voter le texte proposé.

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Des centaines de médaillés du CNRS ont signé un texte exprimant leur profonde inquiétude, une "marche de tous les savoirs" a rassemblé près de 10 000 personnes. Le 19 juin, de nombreux personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur ont organisé des actions dans les grandes villes pour réclamer une autre politique et obtenir l’annulation du démantèlement en cours du CNRS.

Cette ultime réforme menace de faire disparaître des pans entiers de la recherche française et d’en soumettre de nombreux autres à des impératifs de court terme ; en particulier les sciences de la vie et l’informatique seraient contrôlées en dehors du CNRS. Jamais un gouvernement n’avait chercher à exercer une telle autorité sur la recherche. A cet égard, les sciences de l’homme et de la société (SHS) apparaissent particulièrement en péril et illustrent les dérives de la politique actuelle. Vues comme inutiles économiquement et comme trop critiques, la tentation est grande de les exclure du CNRS.

Rappelons d’abord que la remise en question de l’implication du CNRS dans le domaine des sciences humaines et sociales est presque aussi ancienne que le CNRS lui-même. Par chance, les responsables successifs du CNRS ont toujours su combattre ces préjugés et accorder une place croissante aux sciences humaines et sociales. Mieux, ils ont favorisé leur professionnalisation et leur internationalisation, au point que leur apport à une meilleure compréhension des transformations du monde contemporain est largement reconnu. Depuis au moins une quinzaine d’années, il n’est ainsi pas un programme de recherche national qui n’ait intégré les SHS comme un volet indispensable à la compréhension des processus ou problèmes à étudier (sida, cancer, maladies à prion, réchauffement climatique, santé au travail...).

En donnant la priorité à l’accumulation des connaissances de long terme, en s’efforçant de préserver ou de développer des pans entiers de recherche ignorés ou délaissés par l’université (archéologie, anthropologie, études des aires culturelles non européennes...), en insufflant une culture d’évaluation et de recherche en équipe au sein de disciplines longtemps individualistes, le CNRS a donc contribué au développement des SHS dans notre pays. Une part non négligeable des meilleurs chercheurs français dans ce domaine, y compris universitaires, ont travaillé ou travaillent au sein de laboratoires soutenus par le CNRS.

Faut-il rappeler ici que des chercheurs aussi reconnus internationalement que les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Maurice Godelier, le géographe Raoul Blanchard, les historiens André Leroi-Gourhan, Christiane Desroche-Noblecourt, Jean-Pierre Vernant et Jacques Le Goff, les économistes Maurice Allais (par ailleurs Prix Nobel d’économie) et Jean Tirole, le philosophe des sciences Georges Canguilhem, le linguiste Claude Hagège et le sociologue Pierre Bourdieu ont reçu la médaille d’or du CNRS.

Les nouvelles orientations données à la politique de recherche, tant au niveau européen que français, la réforme de l’université et les préjugés idéologiques du gouvernement à l’égard des sciences de l’homme mettent cette politique en péril. L’étranglement financier du CNRS au profit de l’Agence nationale de la recherche favorise ceux qui défendent cette politique à courte vue.

Ce qui manque pourtant le plus aux universitaires en SHS pour mener à bien leurs recherches, c’est du temps et du personnel technique et administratif en nombre suffisant. Confrontés à des effectifs étudiants en forte croissance ces dernières années et à l’explosion des formations professionnalisantes, ils ont plus que jamais besoin de liens avec le CNRS dans les cadres des UMR et des délégations provisoires. Le désengagement du CNRS de ces disciplines les priverait définitivement de cette possibilité.

La défense du CNRS ne saurait bien sûr se résumer à la seule défense des postes de chercheurs permanents. Ceux-ci sont néanmoins indispensables. D’abord, pour permettre de couvrir certains domaines ignorés par les universités, faute d’enseignements correspondant ou à la frontière des disciplines habituelles. Certains domaines du droit (par exemple, le droit comparé), ou certains champs interdisciplinaires (par exemple, la criminologie ou l’archéologie), sont, pour diverses raisons, négligés ou absents de l’université française.

De même, certains types d’investigations nécessitent des temps d’enquête très longs et supposent de pouvoir compter sur des chercheurs permanents, comme les recherches portant sur les aires culturelles. Comment disposer de spécialistes de la Chine ou du Moyen-Orient si ceux-ci sont contraints de rester en France neuf mois par an pour leur enseignement ? Plutôt que de raisonner par discipline, il convient donc au plus vite d’identifier les domaines cruciaux où le CNRS doit accroître son intervention au cours des prochaines années. Mais le choix de ces domaines ne doit pas être dicté par le pouvoir politique ou par les autres scientifiques, mais émaner de la communauté des chercheurs en SHS eux-mêmes. Il faut ici prendre appui sur les nombreux travaux prospectifs réalisés au cours de ces dernières années au sein de l’organisme.

En matière démographique, un rapide examen de la pyramide des âges des chercheurs SHS montre que c’est dans ce domaine qu’existe le déséquilibre le plus flagrant : plus de 800 personnes y ont dépassé les 55 ans - soit près de 44 % de l’effectif total des chercheurs SHS, contre une moyenne de 26 % pour les chercheurs CNRS des autres départements.

Du même coup, la question non seulement du remplacement de toutes les personnes partant à la retraite mais celle d’un plan urgent de recrutement de jeunes chercheurs est, encore plus qu’ailleurs, une question de simple survie pour l’ensemble de ce domaine scientifique. Nous ne pouvons qu’être inquiets dans ces conditions face aux annonces répétées sur le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, voire aux annonces de reversement de postes au "pot commun" du CNRS.Plus que jamais, les SHS, comme les autres domaines scientifiques, ont besoin d’un organisme national structurant, qui fixe des priorités de long terme, fournisse les moyens matériels et humains, sous des formes sans doute renouvelées, aux laboratoires pour qu’ils développent leur programme propre.

L’invention d’une nouvelle politique nationale de recherche passe aussi par une critique de l’action passée. Le saupoudrage des moyens et leurs inégalités injustifiées entre les différentes sections, l’opacité qui en résulte, l’absence de volontarisme qui conduit à la concentration des trois quarts des personnels permanents du CNRS en Ile-de-France sont autant de symptômes d’une situation insatisfaisante, qu’il faut réformer, mais dans la concertation et en évitant la tentation de la table rase ou des solutions simplistes.

Jean-Louis Fournel, professeur à l’université Paris-VIII, porte-parole de Sauvons l’université ! (SLU) ;

Bertrand Monthubert, professeur à l’université Paul-Sabatier, président de Sauvons la recherche (SLR) ;

Frédéric Sawicki, professeur à l’université Lille-II, directeur d’UMR (8026), membre du CA de SLR.