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Meirieu : "Je ne peux accepter que l’idéologie des compétences devienne une « théorie de l’apprentissage" - Entretien avec François Jarraud, Le Café pédagogique, 5 septembre 2011

lundi 5 septembre 2011, par Elie

Peut-on être optimiste à cette rentrée ? Dans la nouvelle édition actualisée de sa "Lettre à une jeune professeur", Philippe Meirieu analyse le plaisir d’enseigner. L’ouvrage, accessible et optimiste, reconnaît les difficultés du métier mais en montre aussi la beauté intime. Cette publication est l’occasion pour le Café de l’interroger sur la rentrée et l’avenir de l’Ecole. Et aussi de revenir sur ses propos sur "la tyrannie des référentiels de compétences". Philippe Meirieu aurait-il retourné sa veste ?

Je suis dans un paradoxe pour démarrer cet entretien. D’un côté, je lis votre "Lettre à un jeune professeur", qui est rééditée dans une édition actualisée. C’est un texte optimiste. Vous dites que "les professeurs n’ont pas d’avenir. Ils sont l’avenir". De l’autre, il y a la réalité de la façon dont les jeunes professeurs rentrent cette année. Ils ont à faire face à beaucoup de difficultés et de contraintes. Leur enthousiasme ne risque-t-il pas de s’émousser bien vite ?

Oui, bien sûr, cette rentrée est, à de très nombreux égards, catastrophique : le système est au bout du rouleau, étouffé par une politique de restriction insupportable. Les enseignants sont victimes d’une administration tatillonne qui tente, partout, d’étouffer la grogne en caporalisant le système. L’évaluation technocratique envahit tout. La formation initiale et continue des enseignants est exsangue. Les écarts se creusent entre les territoires. Les innovateurs se découragent. On assiste, bouche bée, aux déclarations ubuesques d’un ministre qui parle de l’avènement d’une « école sur mesure » et réinvente, pour la centième fois, les « leçons de morale »… pendant que son ministère continue d’ignorer, quand ce n’est pas de persécuter, les instituteurs qui se lancent dans les « ateliers philo ». Il y a là une forme d’arrogance qui est devenue insupportable !

Mais, fort heureusement, les professeurs ne sont pas seulement les « employés » d’un ministère qui n’a plus aucune légitimité à se nommer « de l’Education nationale »… Ce sont aussi des hommes et des femmes qui sont mus par la passion de transmettre et je veux croire que les comportements de leur institution n’érodera pas trop leur enthousiasme. Je veux le croire, et je souhaite, modestement, y contribuer. Car, face aux dérives de notre société du zapping et du caprice mondialisé, face à l’excitation effrénée de la compulsion consommatrice et aux illusions de la « communication en temps réel », face à la « ruquiérisation » du débat public et au triomphe du dérisoire, les enseignants me paraissent avoir une fonction essentielle : recréer ces temps et ces espaces de décélération où l’on peut apprendre et penser, apprendre à penser… Au-delà des vicissitudes d’un ministère que j’espère sur le départ, on touche là à des exigences qui me semblent susceptibles de mobiliser les hommes et les femmes qui entrent dans le métier aujourd’hui. Face à une société très largement toxique pour ses enfants, les enseignants peuvent passer, dans leurs classes, de l’indignation à l’action. Car, nous travaillons avec des êtres humains, que chaque mot, chaque geste, au quotidien, peut aider à s’émanciper… Et ce n’est pas se soumettre que penser que « quelque chose est toujours possible », c’est, tout au contraire, un acte majeur de résistance contre toutes les formes de fatalisme et de régression éducative.

Le bilan de la rentrée "techniquement parfaite" a déjà été dressé, notamment par les syndicats. Quel vous semble être le principal fiasco de cette rentrée et qu’il faudrait immédiatement réparer ?

C’est, incontestablement, la formation… au sens large du terme. La formation initiale sacrifiée et la formation continue dévitalisée. La diminution aussi, sous le poids des contraintes administratives et des suppressions de crédits, de beaucoup des aides à la formation qu’apportaient les mouvements pédagogiques et d’éducation populaire. L’appauvrissement considérable des ressources documentaires intelligentes offertes aux enseignants… progressivement remplacées par des clips vidéo de You Tube !

En matière de formation initiale, les IUFM étaient loin d’être parfaits et je suis convaincu qu’il fallait les améliorer, en particulier en travaillant la progressivité des stages, l’articulation avec les apports académiques, didactiques ou pédagogiques, le rapport à la recherche, le travail collectif, etc. Mais les outils de travail existaient. Tout a été minutieusement démonté. Avec une volonté idéologique affirmée de « casser l’outil » et une improvisation complète pour construire des formules de remplacement. Résultat : l’alternance n’existe plus… à moins de la confondre avec une juxtaposition aléatoire entre des pratiques improvisées et des apports théoriques imposés. Résultat : on peut devenir professeur aujourd’hui sans avoir vraiment travaillé sur la transmission et ses exigences, sans avoir été accompagné vers la capacité à prendre les bonnes décisions au bon moment dans une classe, sans avoir été impliqué dans des équipes, sans s’être engagé dans des projets… et sans rien connaître, évidemment, de la pédagogie, de son histoire, de ses apports et de la manière dont elle peut nous aider à faire face aux défis de la modernité. Qui parle encore de Pestalozzi, de Jacotot, d’Itard, d’Herbart, de Marion, de Claparède, et même de Freinet, aux futurs professeurs ? Nous sommes en train de perdre le fil qui nous reliait à eux… et, précisément, sous l’injonction des thuriféraires de la culture ! Je suis littéralement abasourdi par le retour en arrière en matière de formation. Je dois dire que je ne croyais pas que les choses pouvaient se dégrader si vite. Et je suis convaincu que c’est un enjeu absolument essentiel : parmi les enseignants qui passeront le concours cette année, certains enseigneront à des enfants qui vont naître en 2050 !

PISA a mis en évidence le poids des inégalités sociales dans l’accès à l’éducation. D’autres pays ont su lutter contre l’aggravation des inégalités. Je pense à l’Allemagne par exemple. Le ministère communique sur ECLAIR. Ces mesures vous semblent-elles suffisantes pour inverser la tendance ?

Quand on lit le vadémécum du programme ECLAIR, on a une impression étrange : certains passages sur la pédagogie différenciée, l’accompagnement des élèves, l’interdisciplinarité, le décloisonnement, la référence au modèle des Travaux Personnels Encadrés, le rapport de l’innovation avec la formation et la recherche… pourraient presque, à quelques virgules près, être extraits des Cahiers pédagogiques ! Comme si le ministère avait digéré une sorte de « vulgate pédagogique » et se l’était appropriée. C’est un hommage du vice à la vertu qu’il faut apprécier avec l’humour nécessaire ! Mais, ces éléments sont noyés dans un discours « managérial » insupportable qui écrase, en quelque sorte, tout le reste : la réussite des établissements devient, essentiellement, une affaire de « gestion des ressources humaines » et d’évaluation. Le « pilotage par les résultats » semble être la clé de toute réussite. Et les injonctions à prendre des initiatives sont associées à une multitude de contrôles hiérarchiques qui décourageraient les plus hardis des innovateurs ! Le tout dans une langue de bois superbe : il s’agit de travailler à des projets performants, à partir d’une analyse des besoins et des ressources, avec une planification rigoureuse, en mettant en œuvre des partenariats stimulants pour favoriser les interactions dynamiques au sein de collectifs structurés, en veillant à une régulation efficace par une évaluation précise des compétences, etc. Avec, bien sûr, au milieu de tout cela, quelques lapsus significatifs qui permettent de savoir où l’on se trouve : on y parle systématiquement de « mécanismes de l’apprentissage », avec la figure tutélaire de « l’homme-machine » qui se profile à l’horizon. L’élève « machine à apprendre » reste bien le référent théorique fondateur !

Et puis, surtout, ces textes et propositions sont à réinscrire dans une action politique globale qui envoie, en permanence, des messages à proprement parler « réactionnaires », et contredit ainsi les quelques bonnes idées qui émergent ici ou là. Comment croire au programme ECLAIR quand, en même temps, on poursuit la politique de suppression de la carte scolaire dont on sait pourtant, parfaitement, les effets dévastateurs ? Comment croire à la volonté d’aider les enseignants à innover quand, dans le même temps, partout, les innovateurs sont désavoués ? Comment entendre les appels – certes mesurés ! – à l’initiative quand on connaît l’obstination de l’administration à brandir systématiquement les obstacles et à mettre en place les règlements les plus dissuasifs ? Comment prendre au sérieux la volonté de lutter contre les inégalités quand la politique des ZEP va à la dérive et que le « pilotage par les résultats » consiste, pour l’essentiel à « arroser là où c’est mouillé » ? Comment croire qu’on veut « la réussite de tous » quand on cherche simplement à mettre à l’abri « les meilleurs des plus pauvres » dans des « internats d’excellence » (qui ne reçoivent, d’ailleurs, que 0,6% des boursiers) et qu’on continue à supprimer allègrement les Réseaux d’aide aux élèves en difficulté (RASED) qui vont « perdre », à la rentrée 2011, plus de 30 000 élèves ? Que penser des affirmations répétées sur l’importance des acquisitions linguistiques premières pour les enfants les plus fragiles quand on sait qu’il y a moins de 1% d’enfants de 2 ans en maternelle dans le 93, alors que la moyenne nationale est de 15% ?

Je fais l’hypothèse que l’Education nationale est aujourd’hui une « machine à fabriquer des compromis impossibles » : quelques cadres encore formés à la pédagogie et héritiers de la loi de 1989, tant décriée par ailleurs, ont la charge de produire un rideau de fumée idéologique permettant de faire passer, en sous main, une orientation politique radicalement libérale fondée sur la privatisation larvée, le culte de la performance individuelle, la réduction des objectifs de formation aux critères de l’employabilité, la « passification » scolaire comme gage de la pacification sociale… Mais cela, de toute évidence, ne marche pas. Ni en termes d’amélioration des résultats et de lutte contre les inégalités, ni en termes de confiance retrouvée des enseignants et des parents… Ce ministère ne fait plus illusion !

De Robien à Chatel, on a multiplié les dispositifs de remédiation, sous différents noms de l’école au lycée, le dernier avatar étant l’accompagnement personnalisé. Pourtant, sur le terrain, on a souvent l’impression que tout est réuni pour que ça ne marche pas. N’est on pas devant des impasses pédagogiques ?

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