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L’appel de la chaire - un collectif de mathématiciens, le blog de Médiapart, 6 juin 2011

mardi 7 juin 2011, par Laurence

En décortiquant les mécanismes induits par la mise en place de chaires qui permettent à des opérateurs privés d’employer, en contrepartie de financements, des équipes de recherche publiques, un collectif de mathématiciens dénonce la mainmise du privé sur la recherche publique que ce dispositif construit silencieusement.

À une époque où les pouvoirs publics cherchent à transformer radicalement la recherche française, où ce sont de plus en plus des projets de courte durée que les agences de moyens financent, où les crédits récurrents des laboratoires de recherche diminuent au profit de ces financements et où, en contrepartie, nous entendons en permanence dire qu’il faut créer des synergies entre recherche publique et entreprises privées, voire que nos laboratoires doivent trouver une partie de leurs financements dans les entreprises, il peut être utile d’essayer de comprendre où mènent ces évolutions. Nous nous proposons de mettre en évidence les côtés pervers d’un tel système sur un exemple, celui des chaires.


Qu’est-ce qu’une chaire ?

Une grande entreprise privée peut se faire opérateur de recherche à divers titres : en possédant son propre département de recherche ; en employant sous contrat à durée déterminée et/ou partielle des chercheurs du secteur public ; ou en finançant une partie des travaux de recherche d’une équipe de chercheurs du secteur public.

Dans le premier cas, l’entreprise définit ses propres objectifs, elle emploie ses propres salariés et elle oriente leurs travaux suivant des stratégies qui sont en accord avec les intérêts particuliers de ses dirigeants et de ses actionnaires. Dans le deuxième cas, elle définit ses objectifs conjointement avec les chercheurs du secteur public, dans un équilibre à trouver entre ses intérêts particuliers et l’intérêt général poursuivi par les chercheurs du secteur public. Dans le dernier cas, celui du mécénat, soit l’entreprise contribue à un fonds abondé par plusieurs autres bailleurs et on parle alors de fondation, soit elle alloue des moyens dans le cadre d’un partenariat bilatéral souvent appelé chaire (à ne pas confondre avec une chaire en Sorbonne ou au Collège de France, ici la chaire n’est pas personnifiée).

Étude de cas

Prenons l’exemple imaginaire du groupe Wotanis, géant des industries phytosanitaire et pharmaceutique. À côté de son département de recherche et développement, à côté des contrats de recherche que ce groupe signe régulièrement avec des chercheurs et des doctorants de divers établissements publics et universités, le groupe Wotanis finance une partie du programme de recherche et d’enseignement d’une équipe de recherche, fictive elle aussi, disons l’équipe d’épidémiologie de l’École Supérieure de Sciences, et ce à hauteur d’un million d’euros répartis sur cinq ans. Sur le papier, la « chaire Wotanis » ne donne pas d’ordres concernant les activités de l’équipe de recherche puisque celles-ci sont toujours déterminées par contrat avec l’État. Elle finance simplement, sans autre contrepartie que la publicité de ce partenariat, missions, équipement ainsi que contrats à durée déterminée en lien avec ces activités. Sur le papier seulement, car en filigrane se dessine clairement le danger de l’ingérence sans garde-fous d’intérêts particuliers dans l’orientation de la recherche publique.

Étant par nature opportuniste, au sens où elle ne prend pas de direction privilégiée a priori, la recherche est particulièrement vulnérable à la présence d’offres substantielles sur des thèmes choisis à l’avance, comme par exemple « la promotion de la recherche dans le domaine de l’alimentation dans ses dimensions biologiques, sociales et humaines » (fondation Nestlé), « l’encouragement à la recherche dans le domaine de l’art d’être et de paraître » (fondation d’entreprise l’Oréal), « les approches systémiques des différences individuelles de longévité » (chaire Axa), « un enseignement à la pointe de la recherche dans des secteurs hautement innovants tels que : les nano- technologies, l’informatique, les réseaux de communication, le transfert et le cryptage de données » (chaire d’innovation technologique Liliane Bettencourt). Sans une réflexion préalable sur la part, y compris financière, de l’effort de recherche consacrée à des thèmes imposés, la recherche publique, parce qu’elle ne sait pas dire non, s’expose à un détournement, une captation de ses ressources, en défaveur de l’inconnu et du long terme, si ce n’est du bien public.

Un exemple récent en est donné par les déboires des mathématiques en finance. L’effet de séduction provoqué par l’intérêt des banquiers pour un domaine des mathématiques qui s’était développé jusqu’alors loin des applications aura permis à ce thème de prendre une importance démesurée, aussi bien en termes de filières d’enseignement et de diplômés qu’en termes de publications et de recrutements universitaires, avec les effets désastreux que l’on sait, sinon pour l’économie mondiale, en tous cas pour l’image des mathématiques dans la société. Combien plus précieuse pour tous -sauf sans doute pour les catégories les plus fortunées de la société- eût été une posture plus indépendante et critique, posture qu’au moins en principe, le statut de chercheur du secteur public permettait pourtant.

Mais ce n’est pas uniquement là que le bât blesse.

Une contre-révolution de velours

Tout d’abord, la prise de participation des grandes entreprises transnationales dans la recherche fondamentale constitue un changement de paradigme radical dans l’organisation de la société. La redistribution des bénéfices privés au profit d’activités d’intérêt général est une règle intemporelle de justice sociale, qui passe ordinairement par une double étape cruciale : le prélèvement, puis la ventilation par l’État. Cette charnière garantit un contrôle démocratique de la redistribution.

Mais elle se démode. D’une part, des changements récents de législation favorisent la participation des capitaux privés dans le budget des universités et des grandes écoles et la présence de dirigeants d’entreprises dans leurs conseils d’administration. D’autre part, le mécénat ainsi que les activités privées de recherche et d’innovation sont encouragés fiscalement : sous l’appellation mécénat, les grandes firmes obtiennent des déductions d’impôts égalant 60% de la somme allouée. Les 30% (50% la première année, 40% la deuxième) de déductions éligibles au titre du crédit impôt recherche étant cumulables, il ne demeure plus que 10% du montant initial -de vulgaires frais de gestion- à la charge du mécène, les 90% restants étant à la charge de l’État. L’abandon partiel de la case impôt dans le processus de redistribution constitue ainsi un transfert de prérogatives de l’État au profit des grands groupes privés : non seulement ce sont ces groupes qui décident comment répartir une partie des ressources publiques, mais les mêmes en tirent en termes d’image un bénéfice symbolique qui est usurpé dans des proportions allant de 60 à 100%.

Un tel transfert de pouvoir constitue une vraie contre-révolution, dont ne s’émouvront peut-être que quelques esprits archaïques. Mais cette contre-révolution aura néanmoins de lourdes conséquences qu’il faut anticiper. Car les chaires font florès. En premier lieu, entre la Fédération bancaire française et certaines écoles d’ingénieurs et de commerce, mais également entre lesdites grandes écoles et de grands groupes transnationaux, comme, dans l’exemple type de l’École Polytechnique : Thalès, Suez, EADS, Axa, AGF, la Société Générale, Veolia, etc.

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