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Vers l’université SARL - Claude Calame, "le blog de Médiapart", 4 mai 2011

mercredi 4 mai 2011, par Laurence

Alors que se tient à Dijon, du 5 au 7 mai, un « Contre G 8 de l’éducation et de la recherche », Claude Calame, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, dénonce la soumission de l’Université aux « grands principes de l’économie de marché et de la pensée néo-libérale », organisée au niveau européen par le « processus de Bologne ».

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On se souvient sans doute de la déclaration tranchante faite par Nicolas Sarkozy à l’intention des lectrices et des lecteurs de 20 Minutes en date du 4 avril 2007 : « Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. » Quant au développement des connaissances universitaires, cette déclaration présidentielle, dans sa suffisance et avec ses contradictions, s’avère n’être que la version abrégée et populiste de ce que l’on dénomme, à Bruxelles, la « stratégie de Lisbonne ».

Le 25 mai 1998, à l’occasion d’un colloque organisé à la Sorbonne pour célébrer le 800e anniversaire de l’Université de Paris, se réunissaient les quatre ministres de l’enseignement supérieur de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grande-Bretagne et de la France. D’un commun accord, les quatre responsables politiques décidaient :

- de favoriser les échanges interuniversitaires,

- de faire converger les systèmes universitaires concernés,

- de définir par conséquent des niveaux de référence communs.

À la suite de cette première intention ministérielle, une conférence réunit en juin 1999, à Bologne, les ministres de l’éducation supérieure de 29 pays européens. La rencontre conduit à l’adoption de la « Déclaration de Bologne », engageant ce qui est devenu le « processus de Bologne ». Le système de convergence et d’échanges interuniversitaires prévu à la rencontre de la Sorbonne est envisagé en termes fondamentalement quantitatifs :

- architecture universitaire en trois grades : bachelor - master - doctorat (on appréciera les dénominations anglos-saxonnes ; on a de justesse échappé au PhD) ; assortis de chiffres contraignants : 3 + 2 + 3 ans ;

- mise en place d’un système de « crédits » (ECTS) [1] ;

- organisation des études en semestres et en unités d’enseignement.

Ainsi, « l’ECTS garantit la reconnaissance académique des études à l’étranger ; il permet de capitaliser (sic !) des crédits et de les transférer (...) ; le système entraîne aussi plus de souplesse et de flexibilité ». Le système de Bologne s’inscrit donc dans une logique purement quantitative, dans une logique d’accumulation d’unités interchangeables ; rien n’est dit jusqu’ici quant à l’évaluation de la qualité du travail correspondant de ces unités, dans un système destiné à favoriser la sacro-sainte flexibilité. Pas besoin d’être un marxiste dogmatique pour constater qu’à la valeur d’usage on a définitivement substitué la valeur d’échange.

On l’aura compris : ce sont désormais les grands principes de l’économie de marché et de la pensée néo-libérale qui doivent modeler le système universitaire européen, par l’accumulation de profits chiffrés et dans cette mesure capitalisables, par la logique d’un échange mercantile généralisé, par le respect du principe de la concurrence (non faussée...) dans la flexibilité, par la promotion de la compétitivité, c’est-à-dire, en définitive, du rendement. On croirait lire le bréviaire de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ou le catéchisme qui préside à la « libéralisation des marchés » imposée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Quant aux contenus, ils ne sont à vrai dire pas épargnés dans un système qui semble se limiter à imposer une architecture unifiée, susceptible de promouvoir la quantification.

En effet, en mars 2000, le Conseil de l’Europe se réunissait en séance extraordinaire à Lisbonne pour élaborer et définir une « Europe de l’innovation et de la connaissance » [2]. De fait, ces propositions quant à la production de savoirs « innovants », à stimuler dans l’Europe du XXIe siècle, donnent à la fois un nouveau contexte idéologique et un contenu académique à l’harmonisation universitaire engagée par le « processus de Bologne ».

Repris sous le titre « Une société de l’information pour la croissance et l’emploi » et désormais adossé au « programme-cadre pour la compétitivité et l’innovation adopté pour la période 2007-2013 » (CIP) [3], ce projet de développement des TIC (soit les technologies de l’information et de la communication) doit favoriser « l’innovation et l’esprit d’entreprise ». Il est entièrement soumis à la logique économiste du marché et au productivisme qui lui est attaché : il s’agit d’abord de « promouvoir l’emploi ». Cet objectif revient à solliciter une croissance économique fondée sur le profit. Sous le couvert de « développement durable » et d’« adoption de sources d’énergie nouvelle et renouvelable », il implique l’exploitation aussi bien des ressources naturelles extractives que de ce qu’on dénomme désormais les « ressources humaines » ; on soumettra du même coup les secondes au même régime que les premières. En effet, dans cette « eEurope », l’accent sera mis autant sur « l’accroissement de la productivité économique » que sur « l’amélioration de la qualité et l’accessibilité des services » (au profit des citoyens de l’Europe). But général de l’opération : faire des Européens (au masculin...) des « acteurs de l’économie de la connaissance », dans la perspective d’un « individualisme concurrentiel » (re-sic !). Désormais, en relation avec son contenu, la connaissance est subordonnée à l’économie (de marché), et la production des savoirs doit répondre au critère de la compétitivité. Dans la « stratégie de Lisbonne » on privilégiera donc les savoirs « utiles ».

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[1Crédits dénommés ECTS pour « European credit transfer and accumulation system ».

[2« Le Conseil européen extraordinaire de Lisbonne (mars 2000) : vers une Europe de l’innovation et de la connaissance » (modifié le 18 mai 2006), sur le site du Conseil de l’Europe. Sur les conséquences de la « stratégie de Lisbonne », cf. I. Bruno, P. Clément, Ch. Laval, La Grande mutation. Néolibéralisme et éducation en Europe, Paris (Syllepse) 2010

[3Selon la Décision 1639/2006/CE du Parlement européen et du Conseil de l’Europe du 24 octobre 2006 ; programme doté d’un budget de 3,621 milliards d’euros pour la durée du programme.