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Verbatim du 7e séminaire de "Politiques des sciences" : "Professionnalisation", 24 février 2011

dimanche 6 mars 2011, par Elie

La version audio de ce séminaire peut être écoutée ici.

Michel Barthélémy - Introduction

Sociologue, successivement chercheur Cnrs et universitaire, ayant exercé dans différentes universités, Pierre Dubois défend une conception d’une réforme des études supérieures distinguant nettement un cycle L des deux cycles suivants qu’il entend inscrire dans une perspective de démocratisation de l’enseignement supérieur. Dans cette configuration, le premier cycle d’enseignement supérieur est constitué autour de deux voies aux objectifs de formation différents. Il s’agit, d’un côté, d’un cycle préparatoire aux études supérieures longues (regroupant master, doctorat et GE) et, de l’autre, d’une filière de formation professionnelle conduisant à un emploi en 3 ans. Le regroupement projeté de l’ensemble de ces formations de 1° cycle au sein d’ « Instituts d’enseignement supérieur » (IES) marque une coupure avec l’université qui réitère celle qui s’est opérée au XIX° siècle entre le baccalauréat, premier grade universitaire dont la préparation a été confiée au lycée, et l’université.

Je n’en dirai pas plus sur le détail de l’organisation envisagée par Pierre Dubois dont il va nous entretenir et qu’il développe également sur son blog bien connu : Histoires d’universités [1]. Je soulignerai simplement, en guise d’introduction au débat de tout à l’heure, que cette question touche à un principe « structurant », à savoir, l’articulation de l’enseignement et de la recherche, qui sont les deux facettes qui définissent le métier d’enseignant-chercheur. De ce point de vue, le projet d’IES pourrait faire craindre à certains qu’il se traduise par une « secondarisation de l’enseignement supérieur » [2], du moins pour ce qui concerne la licence [3].

Plus généralement, je me demande s’il n’y a pas parfois des mots qui finissent par être en quelque sorte « minés » par les usages et mésusages réguliers que l’on a pu en faire. On peut ainsi s’interroger sur le fait de savoir si certaines acceptions possibles et inquestionnées de la notion de professionnalisation, n’ont pas constitué un facteur aggravant ayant contribué à la transformation du conflit né de ces réformes en une guerre de tranchée. Je veux parler ici de la « guerre » – le terme est sans doute excessif – que se livrent deux protagonistes. Il s’agit, d’un côté, du gouvernement et de ceux qui le soutiennent dans son effort de remodeler les universités françaises afin de les rapprocher, pensent-ils, des besoins de leurs usagers, partenaires, financeurs voire donneurs d’ordres, et du marché du travail, mais aussi de les « rendre visibles à l’international », selon la formule consacrée. De l’autre côté se situent les membres de la communauté académique. Plus exactement de la partie de cette communauté, sans doute minoritaire mais pas pour autant marginale, qui critique la pression à la « marchandisation » qui est exercée selon elle sur le contenu des formations dispensées, comme sur la recherche. De plus en plus appelée à se financer sur des projets finalisés à trois ans, via l’Agence Nationale de la Recherche, en particulier, on la presse également de s’inscrire dans des thématiques prioritaires et d’obtenir des résultats à court terme [4] et si possible, lorsque les domaines de recherche concernés s’y prêtent, qui puissent donner lieu à des applications économiquement rentables. Cette orientation étroitement utilitaire de l’activité scientifique donne l’impression, à tort ou à raison, de n’avoir aucune limite et de devoir s’imposer peu ou prou à tous les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche et à toutes les disciplines [5], sous l’influence des réformes de structure en cours menées sous la houlette, entre autres, du nouveau management public et de la stratégie nationale de la recherche et innovation (SNRI) [6].

Appréhendée sous ce jour, la « professionnalisation » peut être alors vue comme un cheval de Troie qui tend à transformer les universités en entreprises vendant de la connaissance, faisant de celle-ci un bien marchand comme un autre, l’ajustant au plus près des attentes du marché du travail et des entreprises et évaluant à cette seule aune la qualité et l’intérêt de ce qui se fait dans leurs murs.

Y-a-t-il une façon de réformer qui puisse respecter deux impératifs parfois difficiles à concilier ? Je veux parler tout d’abord des conditions d’une réforme qui se ferait sans inquiéter outre mesure les principaux intéressés, et respecterait les missions, savoirs, savoir-faire, instances et pratiques de décision collégiales [7] et formes de relations sociales qui forment la culture professionnelle du milieu concerné et organisent l’expérience vécue de ses membres. En second lieu, il s’agirait d’un processus qui s’efforcerait de concilier les points de vue et attentes parfois divergentes des chercheurs et enseignants-chercheurs et ceux des usagers et partenaires extérieurs de l’université ? C’est un peu la question qui, à mon sens, se pose en filigrane à tous les projets de réforme qui touchent à l’enseignement supérieur et la recherche.

En proposant un projet ambitieux, qu’il présente comme un objet intellectuel, un modèle en développement, l’initiative voire l’utopie de Pierre Dubois offre une tentative de dépassement à la confrontation stérile – la guerre de tranchée, donc – et par là-même un retour à la guerre de mouvement, ou plus justement la bataille d’idées, entre les « réformateurs » gouvernementaux et la communauté académique qui s’oppose aux mesures décidées et imposées par les premiers. Une réforme qui, en outre, laisse de côté un certain nombre d’enjeux qui comptent pour les acteurs de ce secteur d’activité. A commencer par les conditions de travail en situation de sous-effectif chronique mal compensé par une armée croissante d’emplois précaires.

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Pierre Dubois - Sortir le cycle Licence de l’université et créer des Instituts d’enseignement supérieur

Les Instituts d’Enseignement Supérieur : Une réforme impossible ?

La réforme que je souhaite ne verra pas le jour de mon vivant. A la fois, j’y crois profondément et je n’y crois pas une seconde, parce que c’est une réforme trop ambitieuse. En fait, cette réforme créant les « Instituts d’Enseignement Supérieur » est une idée qui m’est venue au début du mouvement universitaire de 2009, afin de faire bouger les lignes sur les différents objets du conflit.

Je me suis dit que cette réforme était issue de la réforme protestante au début du XVI° siècle. A ce moment-là, tout d’un coup, on commence à organiser des études contre l’université. Ceci se réalise avec l’arrivée des Jésuites qui prennent en charge l’enseignement secondaire, le trivium et le quadrivium. Le baccalauréat, qui était le premier grade universitaire, délivré par les maîtres, s’est finalement distingué de ce qui suit dans l’université de l’époque moderne, la licence, maîtrise et puis le doctorat. Le lycée Jean Sturm, à Strasbourg, est ouvert en 1538, avant même la création d’une université dans cette ville. A Reims, ce sera le collège royal Henry IV au XVII° s. lors de la contre-réforme. Ce n’est qu’au début du XIX° s. que Napoléon institutionnalise le lycée. J’espère que la réforme que je souhaite ne va pas demander également deux siècles et demi avant de voir le jour.

Retour sur les formations supérieures professionnelles créées dans les lycées et les universités

Cette réforme aurait pu être mise en œuvre depuis 1959, date de la création des brevets de techniciens supérieurs (BTS) pour former des professions intermédiaires nécessaires à l’activité économique du pays, à côté des filières de formation des futurs cadres proprement dites. Mais cela n’a pas été le cas. Cette voie de formation des techniciens supérieurs est créée dans les lycées. Elle est l’une des quatre voies qui existe encore aujourd’hui : 233 000 étudiants sont inscrits en STS (Sections de techniciens supérieurs), auxquels s’ajoutent 45 000 apprentis, ce qui fait un total supérieur à 300 000. Une deuxième voie post-bac est créée en 1966, au niveau des universités cette fois, via les DUT (Diplôme universitaire de technologie), une formation en deux ans. A la création des DUT, il avait été annoncé que ceux-ci allaient progressivement se substituer aux STS. C’est à dire d’assurer cette formation dans un cadre universitaire et non plus dans celui des lycées. C’est ce qui se passe. Les effectifs de DUT progressent, ceux de STS diminuent. Mais arrive 1982 et les premières lois de décentralisation. Les régions peuvent désormais dire leur mot sur l’offre de formation et la carte des formations. Donc, à partir de 1982, on constate que les effectifs de DUT et de STS progressent chacun de leur côté et se concurrencent sur le territoire, puisque l’implantation de STS et de départements de DUT est largement influencée par les collectivités territoriales. Mais les DUT sont des diplômes qui dépendent du ministère de l’enseignement supérieur, les BTS relèvent de l’Education nationale et les régions ont bien plus à dire sur l’ouverture de BTS que sur celle de départements de DUT, même si elles exercent des pressions qui feront que dans certains cas on se retrouve avec les deux types de formations dans une même ville. Le plus bel exemple de gaspillage d’argent public que j’ai vu est représenté par la ville de Figeac, 9 000 habitants. Cette ville possède un IUT de plein exercice, avec trois départements, deux lycées, avec des classes de STS, et chaque fois DUT et STS, dans le domaine de la production industrielle liée à l’avionique, Figeac étant rattaché à l’académie de Toulouse. Comment une ville de moins de 10 000 habitants peut-elle avoir un IUT de plein exercice et plusieurs classes de STS avec des effectifs qui ne sont pas de dix élèves dans les classes ? C’est a priori surprenant. Mais il se fait que l’ancien député-maire de Figeac est aujourd’hui président de la région Midi-Pyrénées, ceci expliquant cela. Même s’il y a des coopérations entre ces STS et le DUT, le fait que cela existe dans deux types d’établissements différents crée des problèmes et des situations qui ne sont pas indispensables.

Voilà donc deux des voies. Je ne ferai pas l’histoire des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), elles sont dans les lycées. Il y a trois voies, comme vous le savez : scientifique, économique et commerciale, et enfin littéraire et sciences sociales. Et puis, il y a la fameuse licence universitaire qui, depuis les arrêtés de 2002, est devenue une licence en trois ans, le DEUG disparaissant. On a quatre voies post-bac.

La réforme à venir de la licence

Les mois qui viennent vont être cruciaux, L’alliance entre Valérie Pécresse et l’UNEF, une alliance qui a déjà eu lieu au moment de la LRU, également lors des arrêtés de 2002, se reforme pour la révision des textes de 2002 sur la licence, c’est à dire la création du LMD. On va vers une réforme de la licence. J’ai lu la dernière lettre de la CPU[1] dans laquelle celle-ci se déclare hostile à la refonte des arrêtés de 2002. On va donc trouver un front Unef-Pécresse contre les présidents d’université avec, pour ce qui est de la licence, l’idée qu’il faut avoir des licences pluridisciplinaires. Ce qui est une revendication qui vise à corriger l’éclatement de l’offre de formations. Ce dont on prend la mesure lorsque l’on sait que les élèves de terminale qui font leurs vœux en ce moment et jusqu’au 21 mars 2011 sur le portail admission post-bac, où ils doivent présenter 36 vœux et les hiérarchiser, se retrouvent avec potentiellement 365 diplômes différents face à eux. Cela veut dire qu’il y a 10 085 possibilités pour les futurs étudiants actuellement en terminale. L’offre de formations est illisible. Donc, grosso modo, la réforme qui pourrait avoir lieu avant l’été, à l’initiative de V. Pécresse, serait une réforme qui recentraliserait ou renationaliserait, c’est à dire inclurait des contraintes nationales plus fortes en termes d’intitulés des diplômes, de simplification de l’offre. Les universités n’auraient plus la possibilité de construire les contenus de licence. On comprend alors aisément pourquoi la CPU y est hostile, Ainsi, chaque fois que V. Pécresse parle d’autonomie, cela veut dire qu’elle fait faire à celle-ci un pas en arrière.

Les faiblesses de la licence actuelle

La demande porte sur des licences qui sont pluridisciplinaires, c’est à dire qui ne sont pas tubulaires sur une discipline donnée, avec cinq grands domaines, qui sont déjà dans le LMD : santé, science et technologie, droit économie gestion, lettres arts et langues et puis sciences humaines et sociales. Et en même temps, V. Pécresse et l’Unef disent qu’il faut que la licence prépare à l’emploi. Comment peut-on concilier les deux : une licence pluridisciplinaire avec un enseignement adossé à la recherche et une préparation à l’emploi au sortir de la licence ? De mon côté, je dis que la licence générale n’a pas de marché du travail aujourd’hui et qu’elle n’en aura pas. Combinant tout ça, je dis aussi que la licence universitaire est morte. Il ne faut pas essayer de la relever. On ne pourra y mettre que des rustines. Le rapport de l’IGAENR sur les licences[2] est très sévère. En effet, faire du tutorat tient à la bonne volonté des enseignants. Les référents individuels, les semaines de pré-rentrée, un peu d’orientation après un mois de cours. J’ai vu à Grenoble récemment une quarantaine d’étudiants qui sont à l’université depuis un mois et qui ne se sentent pas à l’aise dans la licence qu’ils ont. On voit des projets de réorientation tout à fait étonnants : des gens en première année de licence de langues qui veulent faire un DUT informatique ou des étudiants en DUT informatique qui veulent faire une licence de philosophie après avoir suivi un mois de cours. Le tout sachant qu’il n’y a pas de réorientation possible sur Grenoble. Il y a un seul DUT qui commence au deuxième semestre, ce qui donne la possibilité de ne pas perdre une année. Les boursiers perdent forcément une année parce que s’ils ne vont pas aux cours dans lesquels ils sont inscrits, ils perdent leurs bourses. Il est donc temps d’arrêter de mettre des rustines sur les quatre filières de l’enseignement supérieur. Pour les CPGE littéraires et de sciences sociales, on ouvre les écoles de commerce et de gestion puisque la probabilité pour un élève de prépa en filières littéraire et de sciences sociales d’intégrer une des trois ENS (école normale supérieure) est extrêmement faible. Faire des prépas partenariales entre les universités et les prépas des lycées revient exactement à donner tout le pouvoir aux lycées. Donc les CPGE vivent leur vie. Il y a le lobby des professeurs de prépa. En effet, les professeurs de prépa qui sont titulaires de chaires de prépa gagnent bien plus que les professeurs d’université classe exceptionnelle. D’où le lobby. Concernant les STS, les taux de succès pour les bacheliers professionnels sont extrêmement faibles. Moins d’un bac pro sur deux obtient son BTS, alors qu’ils sont de plus en plus nombreux à s’inscrire dans cette filière. Ce qui fait que 48% des étudiants de BTS issus d’un baccalauréat professionnel sortent de l’enseignement supérieur sans diplôme. Il y a une réforme des BTS qui est en cours, une sorte de « LMDisation » du BTS, c’est à dire la création de crédits compensables entre eux (sur le mode des ECTS du LMD). On a bien-sûr aussi le lobby des IUT qui veille à préserver les ressources propres de ces établissements. L’association des directeurs d’IUT et l’association des présidents d’IUT, ces derniers étant des membres d’entreprises qui président le CA, ont ainsi demandé à faire sécession, c’est à dire à créer une agence des DUT répartissant les crédits de l’Etat et décidant elle-même de l’implantation des départements d’IUT. Et puis pour la licence, on a ce fameux plan licence qui a largement échoué.

De quoi les « Instituts d’Enseignement Supérieur » peuvent-ils être la solution ?

Tout ceci me conduit à penser qu’il serait bon de faire la réforme que je propose, laquelle a plusieurs arguments qui plaident en sa faveur. Il s’agit de créer 600 instituts d’enseignement supérieur (IES), comprenant entre 2000 et 2500 élèves, qui seraient répartis dans toutes les métropoles régionales, mais aussi dans toutes les villes moyennes et grandes. Ainsi la carte des IES seraient à peu près la même que celle des BTS ; les STS ont en effet une plus grande diffusion sur le territoire que les départements d’IUT.

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Isabelle Clair et Annick Kieffer - Les suites de l’Enquête Précarité : un livre pour dénoncer la précarisation des personnels et des savoirs

Isabelle Clair : je vais commencer par une rapide genèse de l’ouvrage que l’on vient de terminer sur la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche pour expliquer d’où vient cette initiative, comment s’est-elle construite et pour quelles raisons ?

Genèse de l’enquête

Au point de départ de cette enquête se trouvent là aussi les mobilisations universitaires de l’hiver 2009 – printemps 2010. La coordination nationale des laboratoires en lutte[1] avait fait notamment un appel au comptage des précaires dans les laboratoires pour avoir une idée du nombre qu’ils représentaient, avec le sentiment que cela concernait beaucoup de monde et était en voie d’accroissement important du fait des réformes en cours. Donc, localement, sur un site du Cnrs, qui se trouve rue Pouchet, dans le 17° arrondissement de Paris, qui est un site de SHS rassemblant essentiellement des sociologues et des historiens, on a pris cet appel au sérieux. Et comme on était beaucoup de sociologues, on ne s’est pas contenté de faire du comptage. On a fait un questionnaire en se disant que c’était un moyen de connaître les conditions de vie et surtout de travail réelles des précaires du site. On a été très surpris, pas tant des résultats mais de la proportion de précaires qu’il y avait sur notre site. Pour vous donner une idée, on est à peu près 60 statutaires CNRS (pour environ 20 enseignant-e-s chercheur-e-s) et il y a 60 précaires qui ont répondu à notre enquête. Ce nombre n’est pas représentatif de la proportion de précaires à l’échelle nationale mais ça dit quelque chose de cette population-là. Ça a été une action très importante localement parce que de nombreux précaires ne se retrouvaient pas dans les appels à la mobilisation de 2009. Ils disaient que les thèmes de mobilisation concernaient les maîtres de conférences, les professeurs, les chercheurs, mais rien ne concernait la situation des précaires. Ça a été l’occasion d’inclure de façon plus importante ces personnes qui ne se reconnaissaient pas dans cette mobilisation. Et puis, pour la construction du questionnaire, il a fallu que des gens de générations très différentes, de métiers différents, de statuts ou non-statuts différents, discutent entre eux et découvrent ce qu’est la précarité en 2009. Et finalement, les plus jeunes qui se trouvaient dans cette situation, ont pu découvrir à cette occasion que la précarité n’était pas un phénomène nouveau en écoutant des plus anciens parler des années 80. Cette expérience a été jugée très intéressante et on s’est dit que cela valait peut-être la peine de la reproduire à un niveau national et on a proposé à l’intersyndicale de développer une enquête qui soit plus large et touche l’ensemble du territoire.

C’est ce qui s’est passé. L’enquête a été construite, un petit groupe s’est constitué qui est à peu près celui qui a écrit le livre aujourd’hui. On s’est auto-dénommé le « collectif PECRES », Pour l’Etude des Conditions de travail dans la Recherche et l’Enseignement Supérieur.

Les modalités et visées de l’enquête

On a lancé une enquête par internet. C’était une façon de toucher un maximum de gens qui tenait compte du fait que de nombreux précaires n’avaient pas de lieu de travail fixe. Et puis parce que l’outil internet est très utilisé dans le milieu de la recherche. Ça a bien fonctionné. Nous avons recueilli 4400 réponses dont 1000 les trente-six premières heures. On a bien senti qu’il y avait une forte attente de ce côté-là. L’enquête visait à obtenir une vision de la situation des chercheurs mais également de tous les métiers de la recherche que l’on oublie souvent et qui sont très oubliés d’une façon générale, y compris parmi les statutaires, qui sont donc très oubliés dans la dénonciation de la précarité p.e. lorsqu’elle est traitée par les médias, sur le thème « ces surdiplômés qui sont précaires, c’est scandaleux ». Des autres, il n’en est pas question. Donc, pour nous il était très important de rétablir l’équilibre. Il était important d’entrer dans les conditions de travail dans la recherche et l’enseignement supérieur par la précarité. Ce qui n’est pas simple parce que du coup ça écrase de nombreuses autres aspérités. On a essayé de montrer l’importance du phénomène en fonction des disciplines et des métiers, mais il importe pour nous d’entrer par la précarité entendue comme condition commune, et non par les particularités dues aux trajectoires personnelles différentes les unes des autres.

Après dépouillement de l’enquête, nous avons rédigé un rapport qui a été rendu public en février 2010, qui décrivait au plus près les résultats de l’enquête. Le questionnaire est axé sur les pratiques, les conditions matérielles des gens avec des commentaires libres à la fin du document. On s’est dit que ça valait la peine de présenter cette enquête autrement, c’est à dire par la voie d’un livre pour lui assurer un autre type de diffusion, en rapport avec les pratiques et la culture du milieu professionnel en question. Et puis nous voulions aussi monter un peu en généralité par rapport à l’enquête elle-même, c’est à dire passer de la simple description des conditions de travail des précaires, donc de la précarité matérielle, que l’on a décrite dans le livre, car c’est le point le plus important, à l’idée de précarisation, non seulement des personnels, mais de la production et de la transmission des savoirs. L’idée du passage au livre a été essentiellement motivée par cela. C’est à la fois donner les résultats bruts, parce que c’est ça qui compte du point de vue des individus, mais montrer également les effets que cela a dans les relations de travail d’une façon générale et finalement les effets induits dans la production et la transmission de la recherche. Ceci pour souligner que tout le monde est concerné et pas seulement les précaires. Ce sont les métiers dans leur ensemble qui se trouvent redéfinis.

Annick Kieffer : Une des premières choses à laquelle nous avons été confrontés, c’est l’estimation des précaires dans la recherche et l’enseignement supérieur.

Le développement de la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche

Nous savions par les bilans sociaux des organismes de recherche qu’il y avait une forte explosion de la précarité, notamment depuis la création de l’Agence Nationale de la Recherche. Au Cnrs, p.e., l’augmentation entre 2006 et 2008 hors-doctorants, est de 17% pour les personnes physiques qui ont été embauchées au Cnrs et de 33% en équivalent temps plein. C’est un peu plus lorsqu’on prend en compte l’année 2009. Dans le même temps, les effectifs de titulaires au Cnrs diminuent. On a une variation de 1,5% entre 2006 et 2008, qui se poursuit les années suivantes. On est donc bien face à une explosion de la précarité.

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Débat

Evelyne Perrin : En ayant une carrière de contractuelle dans l’administration publique, dans mon existence professionnelle j’ai tout le temps milité pour améliorer les droits des contractuels dans la Fonction publique. J’ai fait une enquête auprès des chômeurs et des précaires, notamment au moment des grandes grèves de précaires de la restauration rapide, etc., dans le commerce, dans les années 2001, 2003, 2004, date à laquelle est paru l’ouvrage que j’avais consacré à ce sujet [8]. Je continue à militer dans les associations de précaires, notamment dans un réseau qu’on a contribué à créer en 2001 qui s’appelle « Stop précarité » [9]. Je suis aussi en lien avec pas mal d’associations et de mouvements de précaires qui ont lancé notamment la grève des chômeurs, en 2010, surtout en Bretagne. Et par ailleurs, j’ai fait une grosse enquête, que j’essaye de publier, sur les luttes étudiantes depuis le CPE jusqu’à la LRU [10].

Effectivement, je trouve que votre enquête est extrêmement intéressante parce qu’elle met l’accent à la fois sur les aspects : conditions de travail des précaires, modes de vie des précaires, enfin ce stigmate et cette difficulté d’estime de soi, mais elle met aussi l’accent sur les effets que peut avoir cette précarisation grandissante sur les conditions même de production et de circulation du savoir. Justement, lorsque j’ai interviewé des étudiants, dans le mouvement du CPE et puis ensuite, deux années de suite, dans le mouvement contre la LRU, qu’ils ont lancé dès la rentrée 2007, et essayé de relancer en 2008, cette dimension m’est peut-être insuffisamment apparue. Sans doute parce que j’essayais de centrer mon étude sur leurs luttes et ce qu’ils dénonçaient dans la réforme, d’abord celle du CPE qui institutionnalisait la précarité, et ensuite dans la réforme de la LRU qui mettait en place un fonctionnement de l’enseignement supérieur et la recherche totalement différent avec une logique managériale de privatisation, etc. Il ressort de mes enquêtes que cette dimension de précarité n’a pas été tellement soulignée par les étudiants. Je suis donc très heureuse qu’il y ait eu votre enquête pour la faire apparaître. Je pense que, à l’heure actuelle, on assiste à des tentatives d’émergence de mouvements de précaires dans différents secteurs. Par conséquent il est très important que les résultats de votre enquête puissent être largement diffusés et en particulier au sein de ces mouvements qui sont divers. P.e., il y a des collectifs qui se créent, comme le collectif « l’appel et la pioche » [11], qui a été créé par des jeunes du NPA, mais qui maintenant se détache du NPA et fait des actions un peu spectaculaires contre la précarité. Il y a le réseau « stop précarité », déjà cité, qui existe depuis 2001, qui donne des cours de droit du travail dans plusieurs villes de province et va essayer de mettre en place une revue électronique pour faire connaître les travaux des jeunes étudiants et des jeunes chercheurs qui portent justement sur la précarité.

Ludovic Garratini : Je suis actuellement doctorant à Paris-3. Je sors d’une période d’ATER, et je crois être passé par tous les statuts qu’un doctorant peut avoir dans un système tel que celui de l’université. Je suis donc certainement un précaire de la première heure. Vos différentes interventions me touchent beaucoup. Je pense que ce soir je peux me permettre de représenter deux groupes dont je vais un peu exprimer les positions : le premier étant la CJC, la Confédération des Jeunes Chercheurs [12] et le deuxième étant la même chose au niveau européen, et s’appelle Eurodoc [13]. J’aurai une demande de clarification au sujet de la première intervention et une question pour la deuxième. Donc, la première, pour M. Dubois. Je n’ai pas vraiment compris la séparation qu’il pourrait y avoir entre ce que vous appelez les IES et l’université. Est-ce que finalement cette distinction apporterait au niveau universitaire une orientation exclusive au niveau de la recherche. Est-ce que cela deviendrait une quinzaine de pôles de recherche qui n’auraient plus en charge l’enseignement ?

Pierre Dubois : Les universités telles que je les conçois, master et doctorat, ont bien une fonction d’enseignement, donc de formation aux diplômes de master et doctorat, et de recherche. Ça ne change pas par rapport aux universités actuelles, sauf que le cycle licence est sorti de leur périmètre.

Je reviens sur la question de la précarité. Je trouve que les IES assainissent une situation qui ne me plaît pas du tout actuellement. Il y a deux générations, on pouvait être enseignant-chercheur à 21 ans, assistant titulaire en sciences. Aujourd’hui l’âge moyen de recrutement des maîtres de conférences est de 32 ans et quelques mois. Ce n’est pas admissible. Dans le système des IES, où n’existe plus le corps des maîtres de conférences, puisqu’il n’existe plus qu’un corps de professeurs des universités, le vivier est composé des agrégés. On peut être agrégé à 23 ans, on enseigne, on est fonctionnaire titulaire, on a un salaire. Je change bien-sûr le concours d’agrégation qui doit mesurer une capacité à faire de la recherche. Sans quoi, mon système ne marche pas. C’est parmi les agrégés qui ont enseigné deux ou trois ans dans les IES que se trouve le vivier de docteurs. Ce qui revient à dire que l’on prépare le doctorat quand on est fonctionnaire. On n’a plus cette histoire de bourse doctorale, de contrats doctoraux, comme on les appelle maintenant, d’un post-doc, d’un deuxième post-doc, de manipulations pour permettre ensuite à quelqu’un de figurer sur un contrat de recherche tout en faisant des heures. Ce sont des agrégés qui sont détachés dans les laboratoires de recherche de l’université qui préparent leur doctorat. Il n’existerait plus non plus cette séparation entre doctorat et HDR. Ce qui permet aux agrégés devenus docteurs de postuler à un poste de professeur d’université. Donc, grosso modo, ils deviendraient professeurs des universités vers 32, 33 ans, l’âge moyen d’accès aujourd’hui aux postes de maîtres de conférences. Par conséquent, les IES sont également un système anti-précariat pour les fonctions de recherche et d’enseignement. Ce n’est pas acceptable que des jeunes chercheurs soient massacrés pendant toute leur période de formation. Je vous le dis parce que j’ai une fille et une belle-fille, dont l’une vient d’être recrutée comme maître de conférences à 32 ans, l’autre comme chercheur Inserm au même âge après un parcours d’excellence que vous ne pouvez pas imaginer. C’est scandaleux.

Ludovic Garratini : Si, j’imagine bien, j’ai eu de nombreux retours de différents profils. Pour la deuxième intervention, sur la précarité, je ne sais pas quelle masse représentent les doctorants ? Vous avez parlé des SHS. Cela me concerne car je suis moi-même en SHS. Je vois bien qu’il y a une énorme précarité qui est cependant relativement invisible du fait de la non-représentativité de ces jeunes chercheurs là dans les instances décisionnelles et consultatives de l’université. C’est pour cette raison que je m’intéresse au thème des Biatoss, professeurs et maîtres de conférences. Mais dans un fonctionnement universitaire où la représentativité est garantie par des collèges spécifiques, comment avez-vous vu cette précarité des doctorants, des jeunes chercheurs, sans avoir aucun matériau à traiter, puisqu’il n’existe pas de collège spécifique pour les jeunes chercheurs ? En d’autres termes, comment avez-vous pu accéder à ces profils qui sont difficiles à appréhender et sur lesquels il est donc difficile d’enquêter ?

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[2Voir Sylvia Faure et Charles Soulié, avec Mathias Millet, Enquête exploratoire sur le travail des enseignants-chercheurs, http://www.documentation-pdf.com/affiche.php?p=http://droit.dentree.free.fr/hopfichiers/rapport%20final%20sur%20les%20enseignants%20chercheurs.pdf

[3Frédéric Neyrat, p.e., propose plutôt une ouverture de l’université à tous les publics permettant une reprise des études tout au long de l’existence, et pas uniquement sur des formations ciblées sur l’acquisition de compétences et de savoirs liés au poste de travail ou à la fonction occupés. Cf. http://www.lautrecampagne.org/article.php?id=54#uref1. On lira également la présentation par SLU des propositions de l’UNEF sur la réforme de la licence et le commentaire critique qu’elle en fait : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article4474

[7Ces dernières ont été mises à mal par la manière dont ont été constituées les Idex (voir : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article4426) et les investissements d’avenir en général ( voir : http://www.educpros.fr/dossiers/investissements-davenir-comment-les-consultants-ont-pris-place-dans-le-champ-universitaire/h/5ca7cd7f12/d/1122.html)

[8Evelyne Perrin, Chômeurs et précaires, au cœur de la question sociale, La Dispute, 2004.

[9http://www.stop-precarite.fr/ ; voir également : Leila Chaibi, Simon Cottin-Marx, Evelyne Perrin, Désobéir à la précarité, Edition Le Passager Clandestin, 2011.