Accueil > Université (problèmes et débats) > Séminaire Politiques des Sciences > Verbatim de la 2e séance du séminaire "Politiques des sciences" (26 novembre (...)

Verbatim de la 2e séance du séminaire "Politiques des sciences" (26 novembre 2010) - "Les Labex dans le meccano de la Générale : état des lieux en SHS"

jeudi 2 décembre 2010, par Elie

Robert Descimon. Présentation

Je salue les participants à cette séance. Je crois qu’ils sont tous là. Je vais céder la parole à plus compétent que moi. Je pense que vous avez une forte capacité d’auto-organisation pour l’ordre des prises de parole. Donc, nous sommes dans l’« excellence », qui est un nouveau mot magique. A mon sens, il s’agit d’une catégorie administrative. C’est la seule définition que l’on puisse en donner [1]. Si j’ai bien compris ce que me disait Philippe Buettgen, les résultats des candidatures « Labex » seront proclamés d’ici la fin de l’année. Or cela n’est pas quelque chose d’évident. Ce qui devait être fait pour le 9 novembre (à savoir le bouclage et l’envoi des dossiers) n’appelle pas forcément une réponse aussi rapide que le délai imparti à la constitution des dossiers. Je vais passer d’abord la parole à Philippe Buettgen, qui évoquera le thème du Grand emprunt dans sa relation à l’enseignement supérieur et à la recherche.

Philippe Büttgen

Ce soir, je vais sortir un peu des argumentaires syndicaux. D’une part, vous les connaissez et, de l’autre, ils sont appelés à s’affiner à l’occasion d’un certain nombre d’initiatives qui sont programmées pour les trois mois qui viennent.

Pour lancer notre discussion aujourd’hui, il me semble important de réfléchir à la singularité du moment où nous nous trouvons, c’est à dire trois jours après le dépôt des candidatures Labex. Pour résumer mon propos, je dirai que le grand emprunt est en train de traverser une série de trous d’air qu’il pourrait être intéressant d’observer. Certains de ces trous d’air s’expliquent par la structure même des « investissements d’avenir », ainsi qu’on les appelle, dans l’enseignement supérieur et la recherche. Les autres sont dus à des aléas de calendrier. Cette rencontre de la structure et du calendrier produit des effets dans lesquels se concentrent, me semble-t-il, les questions de l’heure. Je vais donc distinguer trois trous d’air : le trou d’air du budget, le trou d’air de l’« initiative d’excellence » (Idex), et le trou d’air du remaniement.

Le trou d’air du budget

Nous savions tous que le remboursement du grand emprunt prenait effet dès l’année 2010 et qu’il s’effectuerait au détriment des dotations courantes des établissements et des laboratoires. Les documents diffusés dès l’automne dernier par la présidence de la république étaient parfaitement clairs sur ce point. Le texte est connu, c’est celui qui s’intitule : « priorités financées par l’emprunt national ». Je le cite pour mémoire : « L’emprunt s’articule pleinement avec notre stratégie de réduire le déficit structurel dès que la croissance le permettra. Les intérêts de l’emprunt seront compensés par une réduction des dépenses courantes dès 2010 et une politique de réduction des dépenses de l’État sera immédiatement engagée » (14 décembre 2009). Pour qu’un tel texte soit effectivement lu, après l’effet de sidération provoqué cet été par les appels à projets, il fallait deux choses : que le dépôt des candidatures ait eu lieu, et que les premières discussions budgétaires commencent dans les conseils centraux d’établissements ou dans les conseils de laboratoire. Nous y sommes.

Le trou d’air est un trou dans le budget. – 10 à 15% par exemple dans les dotations de base de l’Institut des SHS du Cnrs et quasiment plus aucun crédit d’intervention. Mais c’est encore pire ailleurs : – 30% en mathématiques, p.e. Mais le trou d’air s’empare désormais des esprits des collègues les moins ou, si l’on préfère, les plus mobilisés pour la réussite de leur Labex. Les Labex seront cofinancés par les perdants des Labex. C’est d’abord par ce partage universel des pertes que les investissements d’avenir s’apparentent à une loterie. 100% des perdants aussi ont tenté leur chance et, eux aussi, vont payer. A nous donc de prolonger l’argument jusqu’au constat que le grand emprunt est exactement le contraire d’un investissement, bien plutôt une restructuration. Le calendrier encore incertain – j’y reviendrai – de l’évaluation des projets d’excellence, est donc aujourd’hui en passe d’être recouvert par le calendrier strict des discussions budgétaires. Ce trou d’air va durer au minimum trois mois. Il est en effet douteux que le ministère de la recherche tienne le calendrier officiel d’une évaluation des candidatures Labex pour le début de l’année 2011. Les dotations en crédit de base, maigres, arriveront, on le sait, en février. Cela fait donc trois mois à compter d’aujourd’hui.

Le trou d’air des initiatives d’excellence

La situation est ici plus complexe. Un rappel de calendrier d’abord. L’appel à projets Labex s’est clos le 22 novembre 2010. Les candidatures à l’appel à projets Idex, qui devait être originellement rassemblé le 17 décembre 2010, court désormais jusqu’au 4 janvier 2011, vieille technique, celle du « merci patron » pour le nouveau deadline, qui a fait merveille pour les Labex, comme elle fait merveille dans toute bureaucratie. Dans ce laps de temps, compris entre le 24 novembre et le 4 janvier, nous observons plusieurs choses. Nous observons en premier lieu un changement d’acteurs. Les candidatures Labex ont été une sorte de jeu d’enfants, acharnés à se disputer, non pas autour de leurs jouets, mais autour de leurs listes au Père Noël. Si l’on peut se réjouir d’un certain fonctionnement collaboratif, ici ou là, dans l’élaboration des projets de Labex, on peut aussi tourner ses regards ailleurs, hors SHS, vers Orsay, p.e., et vers la lutte qui a permis d’éviter l’éclatement du laboratoire de physique des solides et plus remarquablement encore, la RTRA, triangle de la physique, dans un projet de Labex qui faisait son marché entre des équipes jugées plus ou moins performantes. On forcerait à peine le trait en affirmant que cette séquence Labex a permis le déploiement d’une véritable stratégie bottom-up, à la mode du ministère. Constat attristant. Mais ne perdons pas notre temps ici à essayer d’identifier des acteurs de terrain. Le fait le plus marquant est que ceux-ci sont de toute façon hors jeu depuis le 22 novembre. L’élaboration des projets d’initiative d’excellence marque en effet un complet changement d’acteurs. Depuis la fin octobre, les Idex sont méditées à l’intérieur des gouvernances d’établissements et surtout entre elles. De ce point de vue la fabrication de l’Idex du PRES HESAM, qui rassemble la plupart d’entre nous ce soir, est très instructive. Elle s’apparente à la fabrication de nouvelles hiérarchies entre gouvernances, qui se traduit, en l’occurrence, par la montée en puissance du Cnam, et par l’absorption consécutive des humanités et des sciences sociales par les sciences de gestion. A ce sujet, je pourrai éventuellement proposer un retour d’expérience depuis mon établissement, l’EPHE. Tout ce qui se passe relève sans doute de ce que tous les documents ministériels relatifs à l’Idex appellent avec beaucoup d’insistance : « la nécessité d’un niveau d’intégration élevé » entre établissements. Intégration, traduisez : hiérarchie. Selon une technique éprouvée, le terme intégration est complété quelques lignes plus bas par son euphémisme : coopération, qui entre alors à son service, « un fort niveau de coopération et d’intégration entre écoles et universités », etc.

En attendant, le fait est que les acteurs des Labex sont livrés à eux-mêmes. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans la situation où chacun écrivait son bout de Labex et envoyait sa bibliographie au chef intermédiaire. A présent, ce sont les grands chefs qui confèrent et la participation des personnels se limite à la désignation, par les chefs, de ceux que le comité de suivi de l’Idex HESAM appelle élégamment les « plumes » de l’Idex. Cette nouvelle solitude des chercheurs et des enseignants-chercheurs révèle quelque chose du fonctionnement des investissements d’avenir.

C’est le deuxième aspect que je voudrais traiter dans ce trou d’air de l’Idex, l’articulation entre laboratoire d’excellence et initiative d’excellence, comme symptôme du grand emprunt et comme problème du moment présent. Ici je distinguerai trois rubriques : la philologie des Idex, leur ontologie et leur psychologie.

La philologie des Idex, premier point, renvoie à un curieux phénomène textuel. On connaît les chiffres : dotation Labex = 1 milliard d’euros, dotation Idex = 7,7 milliards. Voici à présent le texte. C’est le document d’appel à projets Labex, que vous trouvez sur le site de l’ANR, et qui répète pas moins de trois fois la formule suivante, en une dizaine de lignes :

« Cet appel (Labex) sera articulé avec l’appel à projets initiative d’excellence et concerne tous les projets de laboratoires d’excellence, que ceux-ci soient présentés en-dehors de l’appel à projets initiative d’excellence, ou qu’ils soient intégrés à des candidatures à ce dernier appel. Les processus et critères de sélection pour ces deux types de candidature de laboratoires d’excellence sont en effet identiques. Toutefois, les financements ne sont pas cumulables. En cas de succès consécutif à l’appel à projets initiative d’excellence, les financements obtenus dans le cadre du présent appel à projets laboratoires d’excellence, seront imputés sur l’action initiative d’excellence. Les laboratoires d’excellence situés hors initiative d’excellence seront eux financés directement par l’action laboratoires d’excellence ».

En d’autres termes, et en trois conditions, si, premièrement, votre Labex est présenté par un PRES ou une université fusionnée, et qu’il est en second lieu sélectionné par François Fillon, puisque c’est lui qui décide, si, troisièmement, votre PRES ou université fusionnée est à son tour sélectionné au titre des initiatives d’excellence, alors le Labex sera abondé sur la dotation initiative d’excellence de votre entité. Cela semble assez simple à entendre. Alors pourquoi faut-il y insister tellement ? Alors je laisse ici de côté une rubrique supplémentaire qui, après celle de la philologie, serait celle de l’économie. Nous n’avons pas, syndicalement, encore fait tourner les calculatrices pour vérifier si le dispositif qui vient d’être décrit dans ce texte ne revient pas à réaliser des économies d’échelle. Après tout, c’est ce qui se passe avec le plan campus, dont l’Idex, personne ne s’en cache, doit permettre le financement, qui est resté jusqu’ici lacunaire. En ramenant cela à l’échelle d’un établissement comme l’EHESS ou l’EPHE, il faudrait voir la part prise par un Labex sur les 40 millions environ de crédits d’intervention escomptés au titre de l’Idex. Je dis « un » Labex, volontairement, car aux toutes dernières nouvelles il n’y en aurait qu’un seul pour nos deux établissements.

J’en viens à l’ontologie. Les précisions que nous avons lues dans ce document d’appel à projets ont une répercussion qui préoccupe beaucoup les gouvernances depuis quelques semaines. Les projets « Idex » doivent intégrer les projets « Labex », voire être bâtis à partir d’eux, comme on l’entend dire. C’est la rhétorique des briques de base, qu’on a beaucoup entendue naguère au sujet des UMR. Autrement dit, ici, une candidature se nourrit d’une candidature, un projet se nourrit d’un projet, et une virtualité d’une virtualité. Cette ontologie des Labex-Idex, est une ontologie du virtuel potentialisé, virtuel au carré, au double sens où une entité, le Labex, doit potentialiser ou renforcer l’autre, l’Idex, mais où aussi les deux entités restent, l’une autant que l’autre, en puissance seulement. Cette ontologie là a des causes et des effets très concrets. Au titre des causes, le problème de l’articulation Labex-Idex se pose d’une manière d’autant plus aiguë que le calendrier prévu sur ce point par le document d’appel à projets perd chaque jour un peu plus de sa vraisemblance. Il est en effet de moins en moins probable que l’expertise des Idex s’appuie, dès le mois de mars, sur des décisions finalisées en matière de Labex, ou même sur une évaluation achevée des projets de Labex. Il se peut que l’incertitude, très délibérément entretenue, dès l’appel d’offre Labex – il faut regarder la lettre du texte. L’incertitude est vraiment entretenue sur l’identité des jurys et sur les experts. Mais c’est voulu et très bien expliqué dans le texte pourquoi il en est ainsi -, que cette incertitude en vienne en fin de compte à miner de l’intérieur l’architecture du grand emprunt. Il faudra en effet du temps pour nommer tous ces gens, et à supposer qu’il s’agisse réellement d’internationaux, comme on le dit, il faudra bien se résigner à leur laisser un peu plus de temps pour évaluer qu’à un vulgaire directeur de laboratoire autochtone pour rédiger son projet de Labex. Mais d’autres hypothèses sont encore possibles. L’une d’entre elles tient à ce que, au sujet des Labex, le ministère n’a pas encore tranché entre deux doctrines. Il y a ici très nettement une sédimentation d’ancienne et de nouvelle doctrine. Dans un premier temps, c’est à dire avant que l’appel d’offres Idex ne mette au point son modèle d’ontologie du virtuel potentialisé, qui est sa nouvelle doctrine, dans un premier temps, les Labex ont été pensés comme des lots de consolation. Des cadeaux, autrement dit, destinés aux universités et aux établissements qui n’avaient pas été bénéficiaires du plan campus. Ce point a une particulière incidence en SHS. Les deux candidatures de Labex les plus suivies par le secteur SHS de la direction de la recherche du ministère concernent des établissements non retenus par le plan campus et qui, vraisemblablement ne seront pas davantage retenues au titre des initiatives d’excellence, question de masse critique. Au choc des structures et des calendriers, dont on vient de voir ici un nouvel aspect, s’ajoute ici très clairement le choc des intérêts personnels tel qu’une sociologie de terrain parmi les acteurs ministériels permet d’observer. Je m’en tiens là pour les causes.

Ce que ces causes décrivent ouvre, comme tout à l’heure avec le trou d’air du budget, une séquence neuve de réponse à la politique gouvernementale. Après tout, le processus des initiatives d’excellence est censé officiellement courir jusqu’au 31 décembre 2011 et durera sans doute plus d’un an.

Pour lire la suite.

Débat

Robert Descimon : S’il y a quelque chose de comique dans le texte, le tout est plutôt triste. Je pense qu’il faut laisser cours à une improvisation de bon aloi. La séance d’aujourd’hui de notre séminaire est une table ronde. Je pense que vous avez pour beaucoup des expériences très personnelles, heureuses peut-être, amères sans doute, et je ne vois pas de critères pour distribuer la parole sauf votre désir de vous exprimer. Et ça s’adresse avant tout, par ordre alphabétique, à Isabelle Backouche, Marc Bessin, Alain Blum, Christian Jouhaud, Albert Ogien, Sophie Pochic. Aux autres aussi.

Isabelle Backouche : Je vais parler en collaboration avec Marc Bessin, puisque nous avons participé à quelques réunions ensemble autour du projet Tepsis. Je suis là principalement pour raconter l’histoire du montage de ce projet. Il se trouve que j’ai réussi, il y a très peu de temps, à récupérer les textes, celui de Tepsis et celui dans lequel je suis impliquée en tant que chercheuse, qui s’intitule Dynamique des territoires. Un texte de 335 pages que je n’ai eu qu’hier et que je n’ai pas encore eu le temps de lire. Je ne vous parlerai donc pas de ce dernier. J’ai fait comme cela a été dit tout à l’heure, c’est à dire que j’ai envoyé les dix références bibliographiques demandées, car il me semblait que de par son thème, portant sur la ville, c’était celui où j’avais davantage de chance d’être intégrée. Mais, pour finir sur « Dynamique », je dois préciser qu’il est vrai que j’en fais partie, mais que je me suis portée candidate en qualité de chercheuse sans rien avoir lu du texte, puisque celui-ci est porté par Paris-1. Marie-Vic Ozouf était la correspondante de ce projet à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Mais vu les délais et le moment de l’année dans lesquels ce projet a été bouclé, on a commencé en juin et on a rendu la copie maintenant, avec l’été au milieu, le temps a manqué.

Je vais raconter comment les choses se sont passées et Marc Bessin complètera, s’il le souhaite. Tepsis est l’acronyme de « Transformation de l’État, Politisation de la Société, Institution du Social ». Tepsis réunit douze équipes. Comment les choses se sont passées ? Pour ma part, je venais juste d’arriver à la codirection du CRH (Centre de Recherches Historiques) de sorte que maintenant, je connais mieux le Labex que l’endroit où je travaille. J’y ai plongé en arrivant. On a participé à des réunions avec plusieurs laboratoires qui seraient susceptibles de monter ce projet Labex en sachant qu’il y avait déjà des thèmes qui avaient été lancés par des réunions avec des représentants du PRES HESAM. Je n’ai pas suivi ces réunions. Il y avait déjà les thèmes : travail, Asie, savoir, croyance, territoire. Les laboratoires partenaires sont finalement l’IRIS, le centre de sociologie cognitive, le centre Maurice Halbwachs, le CRH, le centre d’études caucasiennes, le centre européen, l’Institut Marcel Mauss, Monde américain : société, circulation, pouvoirs, centre d’études sociologiques Raymond Aron, le CERMES, l’ENA, GRAL, la fondation Campus Condorcet. J’ai découvert cette liste récemment. La direction du CRH a participé à un ensemble de réunions et puis ensuite c’est l’un d’entre nous qui a continué à y représenter le centre. Je ne sais pas comment ça s’est passé pour les autres laboratoires. De notre côté, nous y étions impliqués dans trois Labex. Le noyau de départ, c’était Politique et Société et ensuite à travers un certain nombre de réunions on a tenté de faire l’inventaire de toutes les directions dans lesquelles on pouvait se situer. On a fait des échanges d’embryons de textes qui ont grossi. On s’est réparti des parties de textes à rédiger. Au-delà de la partie scientifique proprement dite, il y avait aussi toute une série de fiches à remplir sur les noms des chercheurs qui participaient au projet, sur le classement que l’on a eu à l’AERES. Il a fallu définir un chercheur qui soit porteur du projet pour l’ensemble Tepsis et puis il a fallu réunir toutes les médailles, tous les contrats ANR, c’est à dire cumuler tous les signes de « l’excellence ». Le texte final a été achevé il y a trois jours. Pour les réunions, la grande difficulté a été posée par le fait que les délais étaient très courts. On se connaissait tous déjà, ce qui a facilité les choses, mais scientifiquement les conditions pour produire un objet de recherche cohérent ne sont pas satisfaisantes. De la place où j’étais au CRH, la question était de savoir comment s’inscrire dans cet ensemble et comment impliquer nos chercheurs, car je n’ai pas souvenir que l’on ait diffusé un texte au CRH au sujet de Tepsis. De sorte que les gens se sont engagés sur des noms, ceux des personnes qui avaient initié la démarche au sein du centre, et non pas sur un argumentaire. Ce qui n’était pas très satisfaisant mais lié encore une fois aux conditions dans lesquelles les choses ont dû être faites.

Alors peut-être que sur la genèse du projet, Marc a des choses à rajouter.

Marc Bessin : Sur la genèse, je veux bien dire un mot. Il est vrai qu’à l’IRIS s’est très vite posée la question d’y participer ou pas. La question était de savoir ce que l’on allait devenir si l’on n’y participait pas. On a décidé qu’il convenait de choisir ce qu’on allait faire.( …) A l’Ehess il y a eu une première réunion où l’on a senti une hésitation à s’engager. François Weil avait dit que l’on ne ferait pas un Labex qui regrouperait toute l’Ecole. Mais à partir du moment où elle est devenue l’établissement porteur d’un labex, on a senti que se mettait en place une bureaucratie. Il y a eu dès lors un soutien au projet mais aussi une dépossession.

Isabelle Backouche : j’ajoute qu’au CRH, la direction venait de changer, on n’avait ni AG ni conseil de laboratoire. On n’a même pas pu avoir recours au niveau de décision intermédiaire que l’IRIS a pu mobiliser.

Marc Bessin : Au fur et à mesure les seize laboratoires qui ont rejoint le projet sont arrivés avec une dimension un peu stratégique. Il y a une logique de plume aussi, c’est à dire que des personnes se sont mises à la rédaction du texte, avec la contrainte de coller à la commande bureaucratique, y compris le vocabulaire de celle-ci. Mais nous y sommes allés avec pour condition le fait que les délimitations des frontières des laboratoires ne soient pas remises en cause, mais en même temps avec un investissement réel de notre part. Richard Rechtman (de l’IRIS) est devenu coordinateur de ce projet de Labex. Avec également un investissement de la part de l’équipe administrative pour la mise en place de tout ça. Il ne faut pas oublier de mentionner au niveau de l’École la contribution du directeur de la recherche, Philippe Casella, et d’une équipe de consultants. Cette dernière a mis en place les réunions, a relu les textes. J’ai assisté à deux réunions en leur présence. Ensuite, cela s’est fait en équipe réduite, rassemblant un petit groupe de rédacteurs. Puis en interaction avec les responsables administratifs, pour les informations techniques (bibliographies, budget, contrats…). Dans le projet Tepsis, il y a une quinzaine d’entités, des UMR plus la fondation campus Condorcet et d’autres, avec à chaque fois des données spécifiques, notamment la capacité à aller chercher de l’argent, etc. Il y a donc cet aspect là. Les consultants sont arrivés au mois de septembre. À partir du moment où est sorti cet appel d’offres, il s’agissait de nous apprendre à répondre et à traduire, réécrire et transformer un langage scientifique en un langage bureaucratique acceptable. Il y a là une véritable évolution, si ce n’est une dérive, mais qui correspond aussi au type de choses qui sont demandées, c’est à dire quelque chose d’ahurissant à fournir en quelques semaines pour mettre en place et coordonner je ne sais combien de chercheurs, d’équipes, etc. Ce qui, sans aide extérieure, ne pourrait pas se faire. Faire appel à des consultants est un aspect symptomatique de tout cela.

Isabelle Backouche : Il est vrai qu’on a fait tout cela dans un temps très resserré avec la rupture des vacances (…)

Alain Blum : D’un point de vue général, le laboratoire que je dirige n’a pas été très impliqué. Nous sommes engagés dans deux projets : Dynasia et Tepsis. J’en ai parlé très tardivement au conseil de laboratoire au mois de septembre, parce que j’y suis vraiment allé à reculons. Mais ce qui n’empêche que j’y suis allé. À un moment j’ai hésité. (…) J’ai pensé à l’ANR. Il est vrai que je suis favorable à la démarche de l’ANR. Ce sont des chercheurs qui se réunissent entre eux pour arriver à proposer un objet scientifique et qu’ils cherchent à élargir. Alors que là, effectivement, je n’ai pas du tout senti cela dès le départ. Je me suis aperçu par hasard qu’il y avait quelque chose sur l’Asie, et comme thématiquement la Russie, l’Asie centrale, ont des accointances avec le monde asiatique, je me suis dit qu’il faudrait peut-être que l’on nous fasse signe. C’était donc plus une réaction à une thématique qui apparaissait brutalement à l’époque à l’initiative de Paris-1, sachant que cela avait été décidé dans des réunions dans des instances du PRES HESAM auxquelles avait pris part le directeur du développement de la recherche de l’EHESS. Ils ont décidé à ce moment là du choix des orientations de recherche. C’est donc parti de propositions qui étaient totalement extérieures aux chercheurs eux-mêmes. Ce qui est la différence avec l’ANR. Ici, pour le projet Labex, la manière dont les choses m’ont été décrites correspondait à ce que l’on faisait, aux domaines sur lesquels on travaillait. On a laissé faire. On n’a pas participé aux réunions. On m’a envoyé les textes sur lesquels j’ai réagi et ensuite j’en ai parlé un peu au laboratoire et en gros il n’y a pas eu de réaction de grand intérêt et on a sollicité les gens qui correspondaient aux aspects des thématiques qui nous concernaient. Ça a donc été vraiment le service minimum. Avec Tepsis, on était déjà en relation avec pas mal de monde au CRH qui travaillait sur ces thèmes là. Pour Dynasia, les choses ont été différentes. On est très lié aux chercheurs du monde turc. Là on a suivi une réunion de préparation du projet de Labex sur deux. Mais sur le plan thématique nous nous sommes limités aux chercheurs travaillant sur l’Asie centrale (…).

La question du recours aux consultants m’a beaucoup choquée. En fait les consultants n’ont pas du tout modifié les textes sur le fond. Ils ont surtout servi à mettre les textes en forme. Ce sont beaucoup plus des gens qui ont fait du très bon secrétariat (…)

Isabelle Backouche : En conseil d’administration, interrogé par Sophie Pochic sur ces consultants, François Weil a dit que c’était lié aux délais et a indiqué que, pour les futurs appels d’offres, il y aurait des gens en interne qui seraient chargés de ce travail.

Alain Blum : Mais de toute façon je pense qu’il y a un problème. Si l’on commence à construire une institution de recherche autour de structures administratives pour répondre aux appels d’offres, il y a un vrai problème. Que les laboratoires puissent avoir des gens plus ou moins adaptés à ça, c’est bien. Mais que l’institution dispose de gens qui savent parler cette langue là, c’est un problème, parce que je pense que l’on n’a pas à parler cette langue là. On a à parler notre langue. Pour les appels d’offres, je pense que cela marche aussi quand on reste ce que l’on est. Du reste, ce que j’ai constaté, c’est que ces Labex modifiaient fortement les fonctionnements administratifs internes de l’École, et c’est un vrai problème, au sens où cela se traduit par une centralisation beaucoup plus forte. Ça part beaucoup plus d’en haut. La direction de la recherche, finalement, va orienter beaucoup plus les laboratoires d’en haut. Je l’ai beaucoup senti. Ça, c’est une catastrophe. Je précise que mon propos ne vise pas la personne du directeur du développement de la recherche, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, mais que je pointe la place de cette fonction dans la structure. (…) Le problème est la mise en avant d’une personne qui devient responsable tout en étant extérieure aux équipes. Ce qui n’est pas du tout dans une logique favorisant la participation des chercheurs. Ce qu’Isabelle Backouche dit du CRH est pareil pour nous. Ce n’est pas moi qui n’ai pas voulu engager les chercheurs là-dedans pour qu’ils ne perdent pas de temps là-dessus, mais le fait est qu’on s’est mis à deux pour remplir les tableaux. Mais en même temps, je n’ai pas du tout eu le sentiment que, de la part des chercheurs il y avait une envie d’aller vers ça, alors qu’il y a une envie d’aller vers les ANR par exemple. Il est vrai que ce sont des projets qui sont très clairement extérieurs aux chercheurs et je crois que c’est un gros problème.(…) Donc c’est un peu la suppression d’une logique scientifique avec des conséquences très importantes sur le fonctionnement administratif de l’École. La crainte est que l’École se mette à fonctionner comme ça et pas comme elle fonctionnait jusqu’à présent. Je pense que c’est pareil pour Paris-1. Les collègues de Paris-1 n’ont pas été davantage impliqués dans cette mise en place, manifestement.

J’ai envoyé un mail à un collègue du centre en lui disant que j’y allais à reculons. J’ai reçu un mail assez violent en retour qui m’a dit : « pourquoi y vas-tu alors ? ». Ce qui est effectivement une réponse tout à fait logique. La réponse est que, en tant que directeur de centre, je n’ai pas voulu isoler le laboratoire alors que tout le monde y allait.

Isabelle Backouche : C’est pareil pour nous.

Alain Blum : Ce sont des décisions politiques. On est dans un monde politique. On est dans une démocratie, malgré tout. Donc on est obligé de suivre la politique. On peut s’opposer dans le discours. Mais quand on a une responsabilité administrative, je ne pense pas que l’on puisse s’y opposer. Dire « on n’aime pas ça et on n’y va pas », je crois que ce n’est simplement pas possible. Parce qu’on est des organismes d’État, on est soumis aux décisions de l’État. On ne peut pas aller contre. Bien entendu, je pense ça, mais je suis prêt à entendre des avis contraires. C’est cela qui m’a fait y aller, quelque part.

Christian Jouhaud : Je crois qu’Alain Blum a bien résumé l’état d’esprit dans lequel tout le monde, et pour une fois différents niveaux hiérarchiques, se trouve devoir réagir dans cette sorte de division entre « y aller à reculons » et « pourquoi tu y vas ? ». Moi, je n’ai pas les responsabilités que tu exerces par rapport à un centre, à l’instar d’Isabelle Backouche. J’ai choisi de prendre au conseil scientifique (CS) de l’Ecole le rôle de protestataire, parce que je pense qu’il faut que quelqu’un dise que c’est une fumisterie, que ça va avoir des conséquences et lesquelles. Donc, je pense que tout ça apparaîtra dans les procès verbaux du CS. Mais, en même temps, je fais comme tout le monde. Je dois dire que j’ai donné mes dix titres au CRH, mon nom apparaîtra dans le truc au milieu d’autres et puis le groupe de recherches dans lequel je travaille va apparaître en tant que tel, etc.

C’est quand même relativement récent que l’on se trouve confronté à des phénomènes comme ceux-ci avec une telle brutalité. D’une certaine manière on est tous solidaires avec cet argument que François Weil (le président de l’EHESS) explique : si on refuse de s’inscrire dans ces projets, d’autres l’auront fait et ils auront les moyens de distribuer, p.e., tant d’allocations de recherche et donc d’assécher les recrutements d’étudiants des autres. Ce qui n’est pas un petit argument et n’est pas non plus un argument absurde. C’est au contraire un argument recevable car fort probable.

Ceci étant dit, je trouve qu’il y a un silence dans cette histoire. Il y a eu le PRES. Le PRES existe, mais il n’a rien dit. Quelle magnifique occasion pour le PRES de démontrer son existence d’avoir au moins trois phrases sur ce projet, puisque ces labex vont exister à son niveau. Or, la seule force qui était susceptible de dire non, c’était le PRES. Or, il n’a rien dit. Cela fait réfléchir sur ce qu’est le PRES en quelque sorte rétrospectivement, sur le fait de s’être engagé dans le système des PRES, dans la mesure où il apparaît que ça donne ce résultat. Alors, tout à l’heure, Philippe Buettgen disait que toute cette opération a pour effet une redistribution des pouvoirs à l’intérieur du PRES. Ce qu’on a vu, avec les collègues, c’est que puisqu’il faut y aller, tout le monde s’est lancé là-dedans avec beaucoup d’énergie. A tel point que le bureau de la recherche de l’Ecole, si j’ai bien compris, ne fait que ça depuis l’été. C’est à dire que tout le reste disparaît. Au niveau du CRH, cela a occupé beaucoup de temps, beaucoup d’énergie, beaucoup de forces et là, il y a un effet de redistribution des énergies, du travail, dans une direction inévitable, complètement posée de l’extérieur et dont l’une des conséquences sera peut-être de faire apparaître plus tard que les missions habituelles de ces institutions n’ont pas été accomplies comme elles auraient dû l’être.

Pour l’apparition des consultants, l’argument a été le même, et a consisté à dire que tous les autres le font et que si on ne le fait pas, on va être désavantagé. S’il faut avoir une réflexion sur le PRES, il faudrait en avoir une autre, qui concerne l’apparition de ces cabinets de consultants qui, entre le mois de juillet et le mois de septembre, se sont mis à surgir et à foisonner sur ce marché, proposant leurs services. C’est quand même un peu étonnant qu’ils se forment si vite et qu’ils soient déjà prêts.

Sur les effets de tout ceci, il y a une question importante qui est celle de la présentation de soi. C’est à dire que, à partir du moment où on y va, on adopte un vocabulaire auquel on ne croit pas, mais on sait qu’il faut le faire. Eh bien, à partir du moment où on le fait, c’est une forme d’adhésion qui nous est demandée de l’extérieur et qu’on accepte. On accepte des manières de travailler, on accepte un type de fonctionnement des institutions. On a eu deux débats au CS sur le labex. Des débats sans vote parce qu’il n’y avait pas matière à voter. Je pense que c’est une chose grave. (…) Il s’est avéré que le point important n’était pas le contenu scientifique (…). En outre, il y aura beaucoup de perdants et ce sont eux qui vont payer pour les gagnants.

Pour lire la suite.


[1Signalons que Jean-François Mela consacre un papier à l’examen de cette notion sur son blog : http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=200