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Verbatim de la 3e séance du séminaire "Politiques des sciences" : "savants autonomes, sciences utiles ? " (EHESS, 2 décembre 2009)

vendredi 18 décembre 2009, par Laurence

Présentation : Christian Topalov

Tout d’abord permettez moi de dire à ma manière ce que nous sommes censés faire ici. Pour l’essentiel, il s’agit de montrer que la colère et que les trésors d’intelligence collective qui se sont manifestés l’année dernière sont toujours là. Ils sont disponibles pour produire de nouveaux fruits, du côté du savoir et puis, if weather permits, du côté de l’action. Mais ce n’est pas, évidemment, le premier propos de notre réunion.

Deux pistes, deux directions pour ce travail : d’abord, première idée, ne rien laisser faire, ne rien laisser passer dans le silence. « Politiques des Sciences » va donc essayer de conduire une enquête permanente sur la mise en œuvre concrète des mesures gouvernementales, sur leurs effets, sur leurs raisons, sur leurs outils, sur leurs agents aussi. Et puis je crois que si les institutions semblent plus fortes que nous, c’est qu’elles ont le pouvoir d’imposer, de s’imposer et de nous imposer leurs décisions et puis aussi l’apparence d’être un fait de nature. De plus, les collègues qui collaborent à gérer ces institutions en ce moment ont cet avantage sur nous de s’y consacrer à plein temps, tandis que, pour ce qui nous concerne, nous sommes chacun retournés à nos travaux, parce que c’est ça que nous aimons faire finalement. Mais le fait que les bureaucrates de la science ont retrouvé un peu de leur assurance ne rend pas pour autant légitimes les politiques qu’ils exécutent. Nous croyons qu’en observant ce qu’ils font par une enquête publique et collective, et en publiant ces observations, nous contribuons à rendre plus difficile que l’ordre règne dans l’université enfin modernisée.

Autre piste, qui nous conduit davantage vers la séance d’aujourd’hui : « savants autonomes, sciences utiles ? », on peut dire que la neutralité d’une partie des collègues vis-à-vis du nouveau cours, voire l’adhésion de certains d’entre eux, tient pour une part au fait que l’ancien régime académique était lourd de tensions et de problèmes non résolus. L’an dernier, la bataille pour empêcher le pire nous a distraits, il faut bien le dire, a pu nous détourner un moment de la réflexion sur ces problèmes et leurs éventuelles solutions. Puisque, volens nolens, nous avons un peu de temps désormais, eh bien affrontons-les. La séance prochaine en sera, je pense, un bel exemple. Nous combattons les notations par expertise et nous préconisons les évaluations collégiales par jugement. Mais les institutions qui sont de nature à produire ce type d’évaluation que nous préférons, ont, aux yeux de beaucoup, des défauts criants, et nous ne pouvons pas nous dispenser d’analyser ces défauts et leurs raisons. D’où la séance du 16 décembre, la prochaine, que j’annonce du même coup, sur les pratiques du CNU (Conseil National des Universités).

Et puis aujourd’hui, c’est un autre problème sur lequel nous souhaitons réfléchir ensemble dans ce séminaire. Un des ressorts les plus profonds du mouvement a été, je crois, la volonté de préserver l’autonomie de la production du savoir vis-à-vis des autorités administratives, des pouvoirs politiques, des intérêts économiques, etc. Autonomie mise en péril, croyons-nous, par un ensemble de mesures extraordinairement convergentes, et qui entrent aujourd’hui, inexorablement semble-t-il, dans les faits. Voilà sans doute un des soucis les plus sérieux de nos mondes savants ou, du moins, d’une partie d’entre eux. C’était une vieille idée de la sociologie de la connaissance ; Robert Merton, en 1942, ça remonte à loin, affirmait que la science n’existe sous ses formes modernes que parce que les communautés savantes ont conquis des formes institutionnalisées d’indépendance vis-à-vis des autorités mondaines de toutes natures. Protection des titres à l’entrée du système, modalités collégiales de recrutement, tenure des emplois, évaluation des résultats de la recherche par les pairs, selon des procédures et des normes collectives spécifiques à ces communautés. Alors peut-être est-il paradoxal que cette représentation, que je viens de rappeler à grands traits, du monde savant, ait pris consistance précisément au moment où les modalités universitaires de la production et transmission du savoir, stabilisées à la fin du XIX° siècle, commençaient à faire place, avec la Seconde Guerre Mondiale et dans de très nombreux domaines, à un nouveau régime, celui qui domine aujourd’hui, où le scientifique dépend de vastes administrations, de projets collectifs insérés dans des programmes globaux, généralement liés à de grands équipements et souvent à de grandes entreprises industrielles. Les sciences humaines et sociales n’ont pas entièrement échappé à ce mouvement, loin de là, mais, si vous le voulez bien, elles ne seront pas au centre de notre réflexion aujourd’hui.

Ces transformations laissent une place plus grande que par le passé, c’est bien clair, aux intrusions des pouvoirs de toutes sortes dans le champ clos des savants. A moins que ce champ n’ait jamais été tout à fait clos et que la description de Merton n’ait été au fond que performative ? C’est une des questions que l’on peut se poser. Une évidente tension en tous cas est à l’œuvre entre la revendication d’autonomie des savants et la propension des pouvoirs à leur dicter ce qu’ils doivent faire. Et c’est cette question ancienne que la politique sarkozyste actualise de façon particulièrement dramatique, c’est à cette question ancienne que nos communautés, nos communautés réelles ou imaginées, réelles et imaginées sans doute, donnent des réponses diverses, avec des conséquences politiques tout aussi diverses aussi.

Pour réfléchir à ce thème et pour en discuter, trois chercheurs ont bien voulu intervenir aujourd’hui. Hélène Conjeaud, qui est Directrice de recherches au Cnrs, en sciences physiques du vivant, dans une UMR de l’université Paris Diderot, Paris-VII, et qui est membre du Conseil d’Administration de Sauvons l’Université et récemment élue porte-parole de ce mouvement ; Dominique Pestre, Directeur d’Etude à l’EHESS, au Centre Alexandre Koyré, historien des sciences, particulièrement du monde des physiciens au XX° siècle. Il travaille en ce moment sur les formes de gouvernement des sciences et, par les sciences, nous sommes au cœur du sujet. Francis Chateauraynaud, Directeur d’Etude à l’EHESS, sociologue des alertes et des controverses, qui a créé et qui dirige le Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive.

Premier exposé : Hélène Conjeaud (DR CNRS en Physique du vivant, porte-parole de SLU)

Les ‘savants’ des sciences utiles sont-ils encore autonomes ? Exemples tirés de la recherche en biologie cellulaire et en immunologie

Aujourd’hui je voulais lancer deux pistes de réflexion qui concernent l’évolution des sciences « utiles » : la première concerne les effets induits par la transformation de la compétition symbolique en une concurrence généralisée, la deuxième concerne l’influence de cette logique de concurrence sur l’envahissement technologique de ces disciplines et la perte de maîtrise qui en résulte.

Pour illustrer comment la première évolution est intériorisée par la communauté des sciences « utiles » il suffit de relire le début du résumé de la synthèse des Etats Généraux de 2004 (page 4) : «  la recherche scientifique possède sa logique propre, qui implique un principe d’autonomie garant de la cohérence et de la rationalité de cette activité. Elle doit être soumise à une évaluation rigoureuse. » 2 pages plus loin : « Le niveau du financement d’une structure sera déterminé sur la base d’une évaluation rigoureuse du projet scientifique global de la structure, de ceux des équipes qui la composent. »

Ce préambule, qui parait découler du bon sens et d’une volonté de faire bon usage des deniers publique me semble en fait fallacieux. Fallacieux parce qu’on comprend initialement que la rigueur s’applique au processus d’évaluation pour s’apercevoir plus loin qu’elle s’applique en fait aux conséquences de l’évaluation. Je ne développerai pas ici les limites d’une évaluation rigoureuse, mais renverrai ceux que cela intéresse au travail de Christophe Dejours publié sous le titre L’évaluation du travail à l’épreuve du réel (édition INRA, 2003). Le coté fallacieux de ce préambule me semble surtout résider dans l’antinomie entre les deux premières phrases. La première exige l’autonomie de la recherche, la deuxième en détruit la possibilité en imposant une compétition/concurrence qui fausse totalement un des piliers de l’autonomie : le processus d’évaluation par les pairs.

Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner l’évolution du système international de publication dans les sciences de la vie qui est soumis depuis de nombreuses années à la compétition/concurrence [1]..

La première conséquence de la concurrence est la transformation des grandes revues scientifiques en entreprises commerciales qui cherchent avant tout à maximaliser leur audience et leur facteur d’impact pour augmenter leurs recettes publicitaires. Cela les conduit à préférer la publication de faits spectaculaires, sensationnels, ou controversés. Cela les conduit aussi à entretenir l’illusion de la qualité de leur sélection, en augmentant artificiellement la pénurie – réduction du nombre d’articles publiés par numéro quand le nombre d’articles soumis est en perpétuelle augmentation.

Mais le plus grave est qu’un système où les chercheurs sont en concurrence permanente, que ce soit pour les crédits de leur laboratoire ou même pour leur salaire (nous y venons avec le système des primes), fausse totalement le système d’évaluation par les pairs, clé de voûte du système de publication international. Evidemment, il reste encore des chercheurs honnêtes. Mais le problème n’est pas de savoir s’ils sont encore nombreux. Le problème est que leur proportion est mécaniquement en diminution. Le problème est que la dynamique du système, instaurée par la transformation de la compétition symbolique, qui a toujours existé dans la recherche, en compétition/concurrence, tend à la destruction de tous les équilibres qui structuraient la démarche scientifique.

La compétition/concurrence transforme le choix des experts évaluateurs en un véritable casse tête. Faut-il choisir la qualité de l’expertise qui impose un spécialiste du même domaine mais le condamne au conflit d’intérêt, ou le contraire ? Le manque de temps, facteur clé de la compétition, encourage les lectures superficielles et par voie de conséquence les prises de décisions arbitraires, ou fondées sur le copinage ou la notoriété du dernier auteur, les conflits d’intérêts favorisent les décisions malhonnêtes. La situation est encore bien pire dans le cas de l’évaluation de projets. Ces problèmes d’expertises sont d’autant plus délétères que la fraude scientifique, au sens large, n’est plus un dérapage exceptionnel dans un système qui fonctionne globalement bien, elle devient une règle de survie, la méthode qui permet de publier dans les grandes revues, pour obtenir des crédits.

Les fraudes les plus courantes et les plus dangereuses ne sont pas les constructions artificielles de faux faits expérimentaux dont la presse à scandale se délecte. Les plus courantes et les plus difficiles à démasquer sont celles qui consistent à écarter de la publication les expériences qui dérangent, celles qui ne collent pas avec ce que l’on veut montrer. Cette pratique qui stérilise totalement la démarche scientifique, amplifie aussi les effets de mode. Sa version la plus extrême, que j’ai vu pratiquée, consiste, pour optimiser le temps et l’argent, à écrire l’article décrivant les effets attendus avant même d’avoir entamer les expériences. Ce type de fraude qui pourrait faire sourire, dénature l’objectivité des connaissances scientifiques en faussant les processus de validation par les pairs. Un autre mode de fraude qui empoisonne les publications consiste à survaloriser les résultats obtenus. Il s’agit souvent d’« oubli » des limites du cadre théorique ou expérimental dans lequel les résultats ont été obtenus. Ce type de fraude, qu’on pourrait qualifier de fraude par omission, est en progression régulière et, en sciences de la vie, souvent liée à une sorte de « naturalisation » de l’interprétation et/ou à une mauvaise maîtrise des techniques utilisées.

L’ensemble de ces dysfonctionnements détruit la spécificité de la construction de la connaissance scientifique. Celle-ci requiert le maintien d’un équilibre entre la démarche de découverte et la démarche critique. La première, qui confère le prestige scientifique fournit la base des nouvelles connaissances, elle a toujours été l’objet d’une ardente compétition mais était tempérée parce qu’elle restait essentiellement symbolique : elle donnait le prestige. La seconde est pourtant indispensable à l’objectivité des connaissances, parce qu’elle seule permet de les valider et d’en circonscrire les limites. L’équilibre entre ces deux démarches était assuré par la collégialité de la communauté scientifique.

Le choix du sensationnel par les revues détruit cet équilibre, Aujourd’hui, les expériences de recherche des limites de validité de travaux déjà publiés sont de moins en moins nombreuses parce que les revues ne les publient plus et que, par voie de conséquence, de moins en moins de chercheurs les entreprennent. Une des conséquences à court terme est l’invalidation des mécanismes d’agrément des nouvelles substances (pharmacologie, alimentation) fondés sur l’analyse statistique des données publiées : les études montrant des effets positifs sont aujourd’hui structurellement beaucoup plus nombreuses que celles démontrant des effets nuls, voire que celles qui en limitent la portée.

Le seul mécanisme qui permet encore de valider/contester les nouvelles connaissances et de faire face à la concurrence est une course sans fin à l’instrumentation de pointe fondée sur les nouvelles technologies. Disposer d’un instrument que les autres ne possèdent pas, c’est assurer une publication originale dans une grande revue, à condition de faire les expériences rapidement, souvent trop rapidement, mais c’est aussi maintenir l’« excellence » dans les mains des plus riches.

Je connais mal les problèmes qui se posent dans ce qu’on appelle la big science. Par contre je sais que, dans les sciences de la vie, l’instrumentation n’est plus développée dans chaque laboratoire, elle est commercialisée par des sociétés privées qui disposent aujourd’hui d’un marché important puisque la plupart des instruments de recherche sont aussi utilisés par les laboratoires d’analyse, les hôpitaux et l’industrie pharmaceutique. Ces instruments mettent en œuvre des techniques issues de disciplines, physique, chimie, mal maîtrisées par les chercheurs qui les achètent et qui se trouvent aussi démunis au moment de les acquérir qu’un consommateur d’électroménager. Poussé par la concurrence, mal informés par des commerciaux peu scrupuleux, les chercheurs en viennent trop souvent à utiliser ces instruments sans en comprendre vraiment les principes. Cela les conduit à publier des résultats sur- ou mal interprétés qui ne peuvent être critiqués par des évaluateurs dans la même position.

Cette course à l’instrumentation technique est encouragée par les grandes revues qui détiennent des contrats publicitaires avec les firmes qui vendent les équipements et par le mode de financement sur contrat qui valorise les grosses demandes et met l’accent sur la « faisabilité » des recherches proposées. Cela conduit parfois à des situations absurdes : les laboratoires n’ayant plus les compétences techniques nécessaires à l’entretien des appareils, ceux-ci tombent donc en désuétude dès que les contrats de maintenance, d’un coût annuel de 10 à 15 % du prix d’achat, ne peuvent plus être assurés.

Alors évidemment, les développements techniques sont, aujourd’hui comme hier, nécessaires aux progrès de la connaissance scientifique, mais ceux-ci ne dépendent pas exclusivement d’un recul permanent des frontières de ce qu’il est possible d’observer. La course à l’instrumentation, dans le contexte actuel de concurrence exacerbée, favorise beaucoup trop la démarche d’observation aux dépens de la démarche de conceptualisation, toujours plus risquée. Au printemps dernier, un professeur du Collège France, qui organisait un colloque pour promouvoir les progrès de l’imagerie en biologie et médecine, l’a intitulé, sans aucune trace d’humour, « voir c’est croire ». Cette anecdote montre comment certains scientifiques « d’excellence » en arrivent à oublier – mais est-ce vraiment un oubli ? – que l’interprétation des nouvelles observations dépend toujours du cadre conceptuel dans lequel elle est faite. Les concepts de rotation de la terre sur elle-même et d’héliocentrisme ne résultent pas de la simple observation, qui au premier abord montre le contraire, mais d’une conceptualisation du mouvement global des astres. Ces oublis du cadre conceptuel, très fréquents dans les sciences de la vie, permettent, en faisant implicitement appel à un « bon sens », reflet de la pensée dominante, de naturaliser des concepts qui, parce qu’ils ne sont pas explicités, ne sont pas contestables et sont donc peu scientifiques.

Pour conclure je citerai Jean Marc Levy Leblond, spécialiste de physique quantique et philosophe [2] : «  Les métiers de la science sont devenus de plus en plus techniques, et de moins en moins intellectuels. Actuellement, les jeunes scientifiques sont bien mieux formés dans leurs spécialités que naguère, mais cette évolution se fait au détriment de la possibilité d’un recul critique. (…) Ces deux éléments, celui de la création et de la critique, se sont progressivement séparés au sein de la démarche scientifique dans les sciences de la nature. »

Deuxième exposé : Dominique Pestre (EHESS)

Autonomie des sciences : vis-à-vis de qui ? Utilité des savants : dans quel but ?

A lire ici


[1La lecture du livre La science à bout de souffle (Seuil, 2009) par Laurent Ségalat, généticien, est édifiante

[2"Les scientifiques n’ont plus la maîtrise intellectuelle de leur savoir” site de la revue Alliage
http://www.tribunes.com/tribune/alliage/accueil.htm