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Allocution de Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, à l’occasion de l’installation du Conseil pour le développement des humanités et des sciences sociales (2 septembre 2009)

mercredi 2 septembre 2009, par Chabadabada

Madame la Présidente, chère Marie-Claude Maurel,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil,

Permettez-moi tout d’abord de vous le dire, je suis particulièrement heureuse de vous accueillir aujourd’hui. C’est, je le sais, un privilège rare que de s’exprimer devant une telle assemblée. D’emblée, je tiens donc à vous remercier très chaleureusement d’avoir accepté mon invitation et la proposition qui l’accompagnait.

Car vous le savez, si je tenais à vous réunir dès le début du mois de septembre, c’est au nom d’une très belle cause, une cause qui vous chère, une cause que j’ai depuis longtemps fait mienne : celle des humanités et des sciences sociales.

On les dit parfois en crise. On les estime souvent marginalisées dans un monde où règnerait la seule loi de l’utilité immédiate. L’antienne est connue : combien de fois n’a-t-on pas dressé l’acte de décès des humanités ! Combien de fois n’a-t-on pas remis en cause l’existence des sciences sociales, parce qu’on s’interrogeait sur leur statut exact, sur leur rigueur ou sur leurs méthodes ?

Mais ces sombres pronostics ont toujours été démentis. Le progrès des sciences que l’on dit parfois « dures » n’a jamais signé la fin des humanités et des sciences sociales. Bien au contraire, il les a nourries, il les a stimulées, il leur a offert un nouveau souffle.

Et il en va de même des évolutions sociales, qui n’ont jamais fragilisé ces disciplines, mais les ont toujours confortées. La raison en est simple : elles seules nous permettent de comprendre et de nous retrouver dans ces changements qui sont parfois si nombreux qu’ils menacent tous les repères intellectuels, sociaux et scientifiques que nous avions patiemment construits.

Dans un monde où les changements globaux se multiplient, les humanités et les sciences sociales n’ont donc rien de savoirs superflus, reliquats d’une époque surannée où les arts et les lettres tenaient toute la place, faute de mieux.

En des temps incertains, elles ont au contraire tout pour nous éclairer : qui peut nous aider à penser la crise, si ce n’est des économistes, des juristes, des historiens, des géographes, des philosophes, des sociologues, des anthropologues et de tous ceux qui, parce qu’ils étudient nos langages, nous apprennent parfois à nous déprendre des mots que nous utilisons ?

Dépasser le pathos de l’actualité la plus immédiate pour porter un regard critique, réfléchi et mesuré sur les événements : telle est en effet la marque des humanités et des sciences sociales. Elles donnent à nos esprits du mouvement pour aller plus loin et c’est cela, Mesdames et Messieurs, qui les rend infiniment précieuses.

C’est pourquoi la société de la connaissance ne se conçoit pas sans des sciences humaines et sociales fortes. Car il n’y a pas d’innovation sans esprit critique, il n’y a pas de rupture scientifique et technologique sans goût du décentrement, de la déconstruction et de la complexité. Et ces qualités, c’est grâce aux humanités et aux sciences sociales que nous les cultivons.

A l’heure de la bataille mondiale de l’intelligence, la tradition française d’excellence dans ces disciplines est un atout tout simplement exceptionnel. La France peut être fière de ses sciences humaines et sociales, fière d’être le pays de Bloch, de Febvre et de Braudel, de Lévi-Strauss, de Mauss et de Durkheim, de René Cassin et de Barthes, de Foucault, de Girard et de Derrida.

Ce n’est pas qu’une question de prestige ou de magistère moral et intellectuel. C’est un atout social, un atout qui a fait et fera beaucoup pour la grandeur et la compétitivité de notre pays. Mais encore faut-il reconnaître aux humanités et aux sciences sociales leur juste place. Et je me dois de l’ajouter, encore faut-il que ces disciplines ne craignent pas de l’occuper…

*

Car, je le sais, bien des craintes et bien des inquiétudes traversent la communauté des sciences humaines et sociales. Le mouvement du printemps dernier l’a montré : c’est en son sein que les interrogations sont les plus vives.

Mais à mes yeux, les craintes et les inquiétudes qui s’y expriment dépassent largement le champ des mutations actuelles. Car c’est aussi et peut-être même d’abord sur sa place dans la société tout entière que la communauté des humanités et les sciences sociales s’interroge.

Le contraste est en effet frappant : d’un côté, les spécialistes des humanités et des sciences sociales sont chaque jour sollicités pour intervenir dans les médias et faire ainsi vivre le débat public. Leur parole est attendue et écoutée, leur prestige est immense.

Mais d’un autre côté, l’image de la culture littéraire ne cesse de s’infléchir : la part de la subjectivité et de la sensibilité y est survalorisée, aux dépens de la rigueur, du sens de la démonstration et de l’esprit d’analyse que les humanités et les sciences sociales requièrent tout autant que les sciences dites « dures ».

Cette image est fausse. Elle entretient le sentiment que les humanités et les sciences sociales constituent un univers certes respectable, mais parfaitement étanche et que les qualités qu’elles développent ou les savoirs qu’elles établissent n’ont pas d’influence sur la vie de la nation ou d’utilité dans la vie professionnelle.

C’est cette image qu’il nous faut changer. Elle fait en effet de la singularité des humanités et des sciences sociales une faiblesse. Avec, en retour, un risque : celui que la communauté ne s’enferme dans cette spécificité, à laquelle elle se trouve en permanence renvoyée.

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Rien ne serait plus préjudiciable. C’est pourquoi j’ai souhaité que la communauté des sciences humaines et sociales puisse engager la réflexion sur les questions qui se posent aujourd’hui à elle et mettre en évidence la fécondité de son regard singulier.

Pour ce faire, j’ai décidé de faire renaître le Conseil pour le développement des humanités et des sciences sociales. Créé par Claude Allègre en 1998 et présidé par Alain Supiot, le Conseil avait conduit des travaux remarquables sur l’organisation et l’avenir de la recherche en sciences humaines et sociales. Christine Marchello-Nizia, qui en était membre, pourrait, j’en suis sûre, en témoigner !

Avec acuité, le Conseil avait ainsi mis l’accent sur les grands défis de la politique des sciences de l’homme et de la société, en appelant notamment à un décloisonnement des disciplines, à une refonte de l’évaluation, à l’internationalisation de la recherche, au développement de l’édition scientifique ou bien encore à une réforme profonde des règles de financement et d’administration de la recherche.

Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, dès 1998, le Conseil avait soulevé bien des questions essentielles. Nombre de ses conclusions ont été mises en œuvre : je pense en particulier au développement des maisons des sciences de l’homme ou à la création des instituts d’études avancées, qui font aujourd’hui partie des fleurons de notre système de recherche.

Beaucoup a ainsi été fait. Mais beaucoup reste encore à faire : c’est au nouveau Conseil qu’il reviendra de poser les grandes lignes directrices d’une politique des sciences de l’homme et de la société pour les dix années à venir. Aussi lui faudra-t-il sans doute élargir le champ de sa réflexion.

Car en 1998, le Conseil, conformément à sa mission d’alors, s’était concentré sur les questions de recherche. Il n’avait du même coup rencontré qu’incidemment les questions de formation, et notamment celle de l’insertion professionnelle des étudiants. Nul doute qu’il en ira autrement au sein du nouveau Conseil : la formation comme la recherche seront au cœur de vos réflexions.

Vos travaux, Mesdames et Messieurs, entreront sans nul doute en résonance avec ceux du groupe « Sciences humaines et sociales » de la stratégie nationale de recherche et d’innovation.

La présence de son Président, Philippe Descola, et de plusieurs de ses membres, comme Alain Trannoy et Jean-Frédéric Schaub, permettront tout naturellement d’assurer une continuité certaine entre vos réflexions. Je m’en réjouis, car les conclusions du groupe étaient particulièrement riches et stimulantes. Je suis sûre qu’elles nourriront donc vos débats et vos analyses.

Il sera d’autant plus passionnant de les suivre que le nouveau Conseil pour le développement des humanités et des sciences sociales sera riche d’une double ouverture.

Ouverture à la société française, tout d’abord, grâce aux 5 personnalités qualifiées qui ont accepté de siéger à vos côtés. Et quelles personnalités, puisque participeront à vos débats trois chefs d’entreprises, un universitaire qui est aussi un grand éditorialiste et un explorateur qui nous a fait si souvent rêver !

D’autres expériences viendront ainsi alimenter votre réflexion sur l’avenir des sciences humaines et sociales. J’en suis extrêmement heureuse, car comment pourrait-on renforcer la reconnaissance sociale de ces disciplines sans faire entrer au sein du Conseil ces regards différents, mais toujours précieux ?

Ouverture à la diversité des pratiques internationales, ensuite, car le Conseil comptera dans ses rangs les Professeurs Horst Möller et Aldo Schiavone. Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, de les remercier avec une chaleur particulière : ils enrichiront le conseil de leur point de vue, qui est non seulement celui de scientifiques de très haut niveau, mais aussi d’excellents connaisseurs des systèmes allemand et italien d’enseignement supérieur et de recherche.

Mais nombreux sont également ceux qui, parmi vous, ont eu l’occasion d’observer de près les systèmes étrangers. Certains, comme vous, cher Jon Eslter, les pratiquent même encore quotidiennement. Cette expérience, j’en suis certaine, éclairera vos réflexions d’un jour nouveau : car les questions que nous nous posons aujourd’hui, les grandes nations scientifiques du monde ont dû et doivent encore y répondre.

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Ces questions sont en effet au cœur de toute politique en matière d’enseignement supérieur et de recherche : comment garantir l’insertion professionnelle des étudiants ? Comment accroître le rayonnement de notre recherche ? Comment reconnaître les projets les plus novateurs ?

Sur chacun de ces sujets, la communauté des humanités et des sciences sociales doit faire entendre sa voix singulière, non pour affirmer une irréductible spécificité, mais pour enrichir notre compréhension des défis qui s’offrent à nous et esquisser des solutions.

Sur l’insertion professionnelle, par exemple : pour qui reste prisonnier d’une approche mécanique du lien entre formation et emploi, il est facile de dresser un portrait caricatural des sciences humaines et sociales, qui seraient alors l’archétype des « filières sans débouchés ».

D’où une tentation que nous connaissons parfois, celle de refuser toute ouverture professionnelle et d’affirmer par contrecoup la gratuité du savoir et de la culture, qui sont à elles-mêmes leurs propres fins. Mais céder à cette tentation, c’est confirmer le jugement que l’on voulait réfuter. Et c’est aussi s’enfermer dans des débats qui, très vite, pourraient se révéler stériles.

Car étudier les humanités et les sciences sociales, ce n’est pas seulement se faire une culture et aiguiser son intelligence, c’est aussi acquérir dans le même mouvement des compétences et des aptitudes, qui ont tout pour intéresser les recruteurs, du public comme du privé.

J’en veux pour preuve la présence au sein de ce conseil de dirigeants d’entreprises prestigieuses. Ils n’ont pas hésité un instant à accepter la proposition que je leur faisais : je tenais à les en remercier tout particulièrement.

Cher Frank Riboud, cher Serge Villepelet, vous adressez ainsi un très beau signe aux étudiants de ces filières, le signe de votre intérêt pour leur formation et leur intelligence, bien sûr, mais aussi de votre envie de vous engager au service de la reconnaissance sociale et professionnelle de leurs études.

C’est pourquoi les sciences humaines et sociales pourraient à mes yeux devenir les pionnières de la professionnalisation par les compétences, avec un seul objectif : celui de garantir à chaque étudiant qu’il aura, à la fin de ses études, tous les atouts en main pour faire valoir les qualités qui sont les siennes.

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De la même manière, les sciences humaines et sociales ont tout pour figurer à l’avant-garde de la réflexion sur l’évaluation ou, pour utiliser les termes du rapport d’Alain Supiot, la « valorisation » de la recherche.

Car les humanités et les sciences sociales sont, par nature, particulièrement conscientes des difficultés qui accompagnent la construction d’une position objective. C’est en effet l’un de leurs sujets de réflexion privilégiés.

Forte des enseignements de l’épistémologie, de la sociologie, de la philosophie ou de l’anthropologie, la communauté des sciences humaines et sociales est sans doute la mieux à même de proposer des règles pour la construction d’un évaluation réfléchie et, pour tout dire, bien pensée. Et j’en suis certaine : de telles réflexions ne tarderaient alors pas à essaimer dans les autres disciplines, contribuant ainsi à aiguiser notre compréhension et notre pratique de l’évaluation.

Une chose est sûre : rien ne serait plus préjudiciable à mes yeux que d’opposer à toute tentative d’évaluation le fait que les sciences humaines et sociales échappent par nature à l’objectivation. Sans doute l’objectivité est-elle toujours à construire et imparfaite. Mais poser son impossibilité dans ces disciplines, ce serait les vider de leur sens même.

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Au cœur de vos réflexions, il y aura également, j’en suis sûre, l’organisation de l’activité de recherche en sciences humaines et sociales.

Car si les individualités étaient par tradition plus fortes dans ces disciplines, de plus en plus nombreux sont aussi les chercheurs qui éprouvent le besoin d’associer d’autres approches et d’autres spécialités à leur réflexion. Et c’est bien souvent ainsi que naissent les projets de recherche les plus féconds et les plus novateurs.

A ce besoin de décloisonnement épistémologique répond la construction de lieux où les sciences humaines et sociales se retrouvent : je pense par exemple aux maisons des sciences de l’homme, qui sont devenues des espaces privilégiés pour l’interdisciplinarité et le travail en équipe, mais aussi aux instituts d’études avancées, qui participent du même mouvement de questionnement des frontières disciplinaires ; et bien entendu à l’Institut SHS du CNRS qui va devoir trouver toute sa place dans le nouveau paysage de la recherche française.

Aux formes traditionnelles de la recherche collective qu’étaient le colloque et le séminaire s’en juxtaposent donc de nouvelles, au risque, parfois, de donner l’impression de multiplier les entités transversales.

Celles-ci sont sans aucun doute nécessaires, mais la place et la fonction de chacune reste à définir. Sur ce sujet comme sur tous les autres, j’ai hâte de connaître le fruit de vos réflexions.

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Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, c’est un large champ qui s’ouvre aux réflexions du Conseil. Les sujets que je viens d’évoquer sont de simples pistes et je ne doute pas qu’au fil de vos travaux, beaucoup d’autres sujets ne se présentent à vous.

Car qu’il s’agisse des grandes infrastructures de recherche, de l’avenir de l’édition et de la traduction ou bien encore des débuts de carrière des jeunes doctorants, nombreux sont les sujets que vous rencontrerez sans doute. Là encore, je serai heureuse d’entendre les analyses et les propositions que vous pourrez formuler à ce sujet.

Je sais que sur chacune de ces questions, vous aurez à cœur de prendre en compte le nouvel environnement de la formation et de la recherche, qui vivent désormais à l’échelle européenne et internationale. Maurice Godelier et tous ceux qui, avec lui, avaient réfléchi au rôle essentiel des sciences humaines et sociales dans la construction d’un espace européen de la recherche, l’avaient parfaitement souligné en 2002.

Connaissant l’intérêt que chacun de vous porte à ces questions, et singulièrement votre présidente, Marie-Claude Maurel, je sais que vous mettrez l’accent sur ce nouvel espace où se déploient vos disciplines.

*

Mes derniers mots seront pour vous, Madame la Présidente. Vous avez accepté la lourde tâche de conduire les travaux du Conseil et, à travers lui, de faire vivre au sein de la communauté universitaire une réflexion capitale sur l’avenir des sciences humaines et sociales.

Je tenais à vous en remercier très chaleureusement. J’ai bien conscience qu’en vous confiant cette mission, je vous arrache un peu à votre centre de Prague, auquel vous êtes si profondément attachée.

Mais rares sont ceux qui, comme vous, conjuguent parcours académique exemplaire, connaissance intime de l’université, mais aussi des organismes de recherche et enfin intérêt pour les sciences humaines et sociales dans leur ensemble.

Grâce à vous, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, la réflexion va s’engager, une réflexion qui, vous l’aurez compris, est à mes yeux capitale pour l’avenir non seulement des sciences sociales et des humanités, mais également pour le rayonnement et la compétitivité de la grande nation scientifique qu’est la France.

C’est pourquoi je crois nécessaire que cette réflexion soit la plus large et la plus ouverte possible : ensemble, nous pourrons alors construire des réponses aux questions qui nous sont désormais posées.
Je ne peux donc que vous souhaiter d’excellents et de fructueux travaux et vous donner rendez-vous en décembre, pour un premier point d’étape sur vos réflexions et vos propositions.

Je vous remercie.