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L’analyse d’un collectif d’enseignants-chercheurs de LSH de Rouen

jeudi 29 novembre 2007, par Carla Bruno

Entre le lundi 12 et le jeudi 22 novembre 2007, environ 80 enseignants-chercheurs syndiqués et non syndiqués de la Faculté de Lettres et Sciences humaines de l’Université de Rouen, en présence de quelques enseignants d’autres UFR, étudiants et personnels BIATOSS, se sont réunis pour discuter de la loi LRU.

Ces réunions étaient motivées par le constat que les enseignants-chercheurs de la Faculté LSH sont en majorité hostiles aux dispositions de la loi LRU mais qu’ils sont aussi mécontents du système dans lequel ils évoluent quotidiennement, mécontents de leurs conditions d’exercice. Le besoin de réforme paraît évident, sauf que cette réforme doit se réaliser avec les enseignants-chercheurs et non contre eux. Il s’agit donc à terme d’élaborer une plate-forme alternative et collective aux principales mesures de la LRU, à charge pour les enseignants de chaque université d’en discuter les modalités d’application avec leurs instances locales.

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Ce sont les dispositions affectant le travail et le statut des enseignants-chercheurs universitaires qui ont d’abord été abordées.
Avant même de considérer les articles particuliers de la loi touchant à nos conditions d’exercice, il a semblé nécessaire de réfléchir aux présupposés idéologiques de la politique générale du gouvernement. Les nouvelles missions qui nous sont assignées (orientation et insertion professionnelles, LRU art. 1 ) et l’introduction des financements et des contrats de droit privé dans l’Université posent la question de notre utilité et de notre fonction sociale en tant qu’enseignants-chercheurs, dans des disciplines présentées non productives et non concurrentielles.
À travers cette loi, l’État entérine une vision, devenue banale, qui jauge les professionnels à l’aune unique de leur « utilité » économique, mode d’évaluation que ni les enseignants-chercheurs LSH ni les chercheurs en science fondamentale ne peuvent reconnaître comme légitime. On peut se demander comment une société aussi riche et puissante que la nôtre peut être à ce point oublieuse de son passé, de sa civilisation et de son identité mais aussi de son avenir et de ses perspectives, pour ne s’intéresser qu’à son équilibre budgétaire. Bien sûr, nous devons fournir aux étudiants des diplômes qui leur offriront des débouchés. Mais ce faisant, ce que nous devons et pouvons leur apprendre, parce que nous sommes des intellectuels investis dans la recherche, c’est avant tout à décrypter la société et le monde qui les environne pour mieux y négocier leur place dans la vie, place qui ne se résume pas à celle de producteur et de consommateur. Nous formons des citoyens conscients et des intellectuels capables non seulement de s’insérer dans la société mais aussi de réfléchir sur son fonctionnement, voire de la critiquer.
Certes les évolutions sociales et techniques ne nous avantagent pas, ni - de manière traditionnelle - par rapport aux classes préparatoires et aux grandes écoles, ni - et c’est nouveau - par rapport aux écoles professionnelles qui attirent de plus en plus d’étudiants. Nous avons toutefois, par rapport aux autres enseignants du supérieur, des missions spécifiques. D’abord, dans l’enseignement, qui vise également la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire, nous avons une mission primordiale : la production et reproduction de l’identité civique, qui se fonde sur la connaissance et la transmission de notre langue ainsi que des langues anciennes et des autres langues vivantes, des institutions et de tous les domaines de la culture. De la sorte, la mission des enseignants-chercheurs de LSH est bien une mission de service public, et ne peut être que cela. Cette tâche ne peut être remplie que grâce à l’interaction constante entre recherche et enseignement, sans quoi les savoirs se figeraient et les avancées de la connaissance cesseraient d’irriguer l’enseignement à tous les niveaux (primaire, secondaire mais aussi supérieur non universitaire) puisque nous avons la charge de la formation initiale des enseignants et d’une large partie des agents de la fonction publique.

Dans cette perspective, les évaluations sur la place des LSH dans la société actuelle ne sauraient être conduites à l’aide d’instruments purement gestionnaires, les seuls avancés dans les rapports concluant à la non-rentabilité des LSH. Le problème posé aux LSH sur l’utilité des formations proposées mérite en effet d’être replacé dans un contexte socio-économique plus large car dans le modèle anglo-saxon, souvent pris en modèle, les entreprises recrutent des diplômés de philosophie ou de lettres classiques, attitude rare dans l’hexagone. Certaines formations professionnalisantes permettent à nos étudiants de décrocher des concours dont ils perdent le bénéfice si aucune entreprise ou collectivité territoriale ne les embauche dans un délai de trois ans. Dans ces conditions, l’adaptation de l’université française au « monde du réel » doit-elle être unilatérale ?

Face à une loi qui fait partie d’une politique bien réfléchie visant le démantèlement du service public d’État, nous réaffirmons la nécessité de la sauvegarde de notre statut de fonctionnaires. La loi prévoit l’apparition dans l’université des contrats de droit privé. À terme, cela ouvre la voie à une progressive disparition des enseignants-chercheurs fonctionnaires, et leur remplacement, peu à peu, par des contractuels plus ou moins précaires, situation déjà fréquente pour les chargés de cours et personnels BIATOSS dans toutes les universités.
La recherche est une activité créative, qui nécessite l’otium des anciens : la tranquillité d’âme, une sécurité matérielle certaine et un temps souvent indéfini, tant en sciences humaines qu’en sciences dures, particulièrement dans les domaines fondamentaux. Ce temps est garanti par nos statuts actuels de fonctionnaires, bien que nos conditions de travail et de rémunération se soient beaucoup dégradées depuis trente ans. La sécurité d’emploi est la condition même de notre travail et le statut de fonctionnaire garantit l’indépendance de nos recherches ; même si l’objet de nos recherches devient désormais contesté par ceux qui nous gouvernent, nous avons tout loisir de les mener à bien.

Nous rappelons en outre que ce statut protégé n’est acquis par ceux qui l’occupent qu’au terme d’un très long parcours (Allocation de recherche et monitorat, postes d’ATER, et parfois de PRAG, allers et retours dans le secondaire, post-doctorat à l’étranger, etc.) et de sacrifices financiers : la moyenne d’âge au recrutement se situe aux alentours de 33 ans et le salaire d’entrée est de 1423 euros.

Sur la question de notre statut, les conséquences de la massification de l’enseignement supérieur n’ont au demeurant jamais été prises en compte. La loi de 1984 a fait passer le service horaire des enseignants-chercheurs de 128 hetd à 192 hetd, sans compensation. L’adoption du LMD a alourdi nos missions en augmentant la quantité de tâches administratives et de suivi pédagogique (stages, mémoires) ; or ces tâches s’accroissent par manque de personnel BIATOSS et elles ne sont plus rémunérées par cause de déficit budgétaire ; ainsi sont-elles désormais considérées comme relevant de nos fonctions normales, sans contrepartie. Dans ces conditions, faut-il s’étonner de la désaffection pour les tâches administratives (direction de département, coordination Erasmus) ?

En ce qui concerne la loi LRU, celle-ci prévoit entre autres un certain nombre de nouvelles missions qui peuvent être imposées aux enseignants chercheurs, au-delà de l’enseignement et de la recherche (LRU, art. 19). Que nous travaillions dans une perspective de professionnalisation, cela n’engendre en soi aucune objection ; en revanche, que cela soit notre tâche principale pose le problème de la cohérence de nos missions. La professionnalisation et la création de nouvelles tâches - tutorat, accueil des étudiants sortant des bacs pro - nécessite en outre d’en acquérir les moyens, tant en termes de formation que d’information, d’horaires de travail et de matériel. La suppression des heures de décharge pour tâches administratives, comme le tutorat bénévole des enseignants-chercheurs accompli dans certaines universités montrent le sens des dérives possibles.
Sur les contrats de droit privé qui pourront être introduits pour recruter des enseignants, des chercheurs ou des enseignants-chercheurs, il y a un danger réel de précarisation et même de substitution à terme aux emplois de la fonction publique. Cependant, l’un des constats qui préside à cette réforme (la difficulté à recruter des enseignants-chercheurs de qualité à cause du niveau des rémunérations) ne doit pas être éludé : il est valable aussi en LSH où beaucoup de lycéens et étudiants brillants renoncent précocement à l’entrée dans nos carrières au profit d’autres filières plus rémunératrices. Il devrait nous inciter à exiger une revalorisation de nos salaires, primes et heures supplémentaires en particulier pour les débuts de carrière qui sont, en plus, marquées par la précarité et l’incertitude. À cet égard, on s’étonne que la LRU consacre la séparation entre université et classes préparatoires, avalisant l’octroi à ces dernières de budgets proportionnellement supérieurs, préservant à leurs enseignants des conditions d’exercice professionnel bien meilleures.

La revalorisation de nos salaires paraît d’autant plus indispensable que par rapport aux agents de la fonction publique de même indice, nous sommes payés 10 mois étalés sur 12, sans avoir de 13e mois de salaire (voire de 14e), ni les primes conséquentes d’autres fonctions publiques. Les primes de recherche annuelles restent à un niveau très modeste. Les heures complémentaires sont payées à un taux fixe, sans rapport avec le travail qu’elles nécessitent. Parallèlement, l’indécence des conditions matérielles dans lesquelles nous exerçons est criante : peu/pas de bureaux, faible dotation en informatique, salles de cours vétustes et mal équipées. L’indigence des moyens rejaillit sur notre efficacité et sur les résultats de l’université ; elle conditionne aussi le taux d’échec des étudiants de 1er cycle.

La question de nos rémunérations mérite encore d’être replacée à l’échelle internationale. Puisque l’université française entre en concurrence avec les universités étrangères, ses enseignants-chercheurs doivent disposer de moyens financiers équivalents à ceux de leurs collègues européens ou autres, tant en termes de salaires qu’en termes de crédits de recherche, de frais de mission et de déplacement. Les discussions de partenariat ne peuvent reposer sur des déséquilibres aussi flagrants, en particulier par rapport aux conditions dont bénéficient nos collègues anglo-saxons.

De la même façon, la « modulation des services » prévue par la loi doit être mise en débat (LRU, art. 19). Dans le but de réduire la masse budgétaire gérée parl’établissement, les Inspections invitent (Cahier des charges, p. 11) à limiter le recours aux heures complémentaires grâce à la modulation des services, ce qui aboutit à une redéfinition complète de nos obligations de service entre enseignement, recherche et administration. À ce sujet, il faut rappeler que les tâches administratives - qui n’ont cessé de s’accroître ces dernières années - ne font pas partie actuellement de la définition de nos métiers et qu’encore récemment, les collègues qui acceptaient de s’y consacrer bénéficiaient de décharges horaires. Dans cette perspective, la LRU ouvre la voie à un recul dramatique du temps que nous pourrons consacrer à la recherche et, par conséquent de sa qualité, à cause de l’augmentation de nos horaires d’enseignement et d’administration (pour ne pas dire de secrétariat afin de compenser la disparition des personnels BIATOSS), et ce sans compensation financière pour la plupart d’entre nous.

Il ne peut être question en aucun cas de nous laisser déborder de nos 192 hetd obligatoires. On peut néanmoins s’accorder que cette modulation en deçà des 192 hetd statutaires ouvre aussi la possibilité de compenser les missions nouvelles, d’alléger les services des collègues en début de carrière et, enfin, de compenser des tâches comme celle du directeur de département, qui attirent peu de candidats dans l’état actuel des choses. Là encore, la question de l’expertise est posée : si seul le conseil d’administration fixe localement les critères de modulation, on peut s’attendre à une aggravation des luttes d’intérêt entre départements au sein des UFR, entre les UFR au sein des universités.

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L’examen des questions de gouvernance définies par la LRU a également soulevé nombre de discussions et d’inquiétudes.
Concernant les pouvoirs du président de l’université (LRU, art. 6), si la plupart des dispositions relatives à ses missions figuraient dans les lois précédentes, son mandat est désormais renouvelable une fois - soit 8 ans au total. Son droit de veto (« avis défavorable motivé ») relatif aux affectations du personnel enseignant est une innovation aussi scandaleuse que juridiquement douteuse. Aucune procédure de recours légal n’est envisagée dans le cadre universitaire, obligeant à saisir le Tribunal Administratif... qui juge sur la forme et non sur le fond !
Le même principe de régression démocratique anime la réforme de la composition du Conseil d’administration (LRU, art. 7) ; la réduction du nombre de ses membres (entre 20 et 30, dont 8 à 14 pour les enseignants-chercheurs) pose le problème de la représentation des différentes composantes au sein d’un établissement, avec risque évident de laminage des sensibilités politiques face à un courant dominant. Le poids accru accordé aux personnalités extérieures (7 ou 8) soulève tant des problèmes techniques (quorum difficile à atteindre), que matériels (déplacements difficiles et coûteux en province, pas à Paris) et démocratiques, puisqu’elles sont nommées par le président. La sous-représentation des personnels BIATOSS (2 ou 3) et des étudiants (3 à 5) sont d’autres entraves à la prise en compte d’avis émanant de personnes au cœur de l’établissement.

Pour qu’une vie démocratique s’exerce au sein de l’université, la composition du CA doit refléter toutes les composantes et toutes les catégories de personnes travaillant à l’université, représentées par des membres élus selon un système démocratique (avec scrutin majoritaire, proportionnel ou mixte). Les moyens techniques existent pour obtenir une simulation cohérente des effectifs d’enseignants-chercheurs, de personnels BIATOSS et d’étudiants afin d’obtenir la composition d’un CA reflétant les équilibres internes de l’université.

On remarquera également qu’en matière de gouvernance de l’université, le principe de la co-gestion semble une solution adaptée, dans la mesure où le pouvoir du président se trouve contrebalancé ; face à un contre-pouvoir, les administrateurs sont a priori obligés de respecter des règles de transparence lorsqu’ils arrêtent des décisions.
Enfin, les délais prévus pour l’application de la réforme du CA instaurent une précipitation brutale dans le rythme des transformations à venir (LRU, art. 43). Si les universités disposent d’un délai de cinq ans pour appliquer la loi, le choix du nouveau CA doit être arrêté avant le 11 février 2008 par délibération statutaire du CA en exercice. Là encore, aucune consultation démocratique n’est envisagée à large échelle, étouffant toute tentative pour dégager une réflexion consensuelle sur les nouvelles formes de gouvernance de l’université.

L’incertitude qui accompagne le fonctionnement des comités de sélection soulève d’autres craintes tant la LRU organise l’opacité autour de ces comités appelés à remplacer les commissions de spécialistes (LRU, art. 25). Si la nomination de leurs membres par le président de l’université est prévue, on ignore leur nombre et la durée de mandat, laissant poindre l’idée que les comités pourront être réunis ad hoc et comprendre un groupe restreint d’enseignants-chercheurs. Aucun article de la loi ne précise si les comités fonctionneront avec de véritables spécialistes (selon la classification du CNU). L’obligation de composer les comités pour moitié avec des enseignants-chercheurs extérieurs augure des difficultés attendues pour tenir une session, sans parler des coûts excessifs des déplacements occasionnés. Par ailleurs a-t-on mesuré toutes les conséquences de la suppression de la campagne nationale de recrutement (quelle publication des postes, quelle disponibilité immédiate pour des candidats en stage ou à l’étranger) ?

La totale liberté du président en matière de nomination des membres de comités de sélection soulève maintes inquiétudes. Les pouvoirs renforcés du président laissent augurer l’atmosphère de cour qui prévaudra à l’avenir : entente locale et clientélismes politiques se renforceront, soumettant l’université à des pressions supplémentaires puisque le président, par sa fonction intermédiaire entre l’université et le ministère, sera lié aux arbitrages du gouvernement et de ses experts.
Nous partons là encore du constat que la situation actuelle n’est pas satisfaisante mais il faut maintenant réfléchir sur la mise en place de conditions d’expertise transparentes et indépendantes à tous les niveaux (commissions locales, CNU, conseil scientifique) qui devraient continuer en tous cas à se faire dans un cadre national voire international. Pour contrer les silences intentionnels de la LRU, il convient de renforcer les structures démocratiques de recrutement en insistant pour que les comités de sélection soient d’une dimension suffisante pour éviter les manipulations, pour qu’ils soient composés de spécialistes des disciplines concernées, tout en imaginant de nouvelles mesures prévenant le clientélisme ou le localisme.

Sur la question du recrutement des étudiants, le gouvernement a opéré un recul tactique en juin pour anesthésier l’UNEF, en effaçant de son projet les expressions « sélection » et « augmentation des droits d’inscription ». Mais le texte voté en août reste ambigu. Il prévoit en particulier une « pré-inscription » (LRU, art. 20). De quoi s’agira-t-il ? D’une forme de pré-sélection ? Une orientation préalable ne serait pas inutile, mais nous rappelons que toute tâche supplémentaire de ce type (entretiens individuels, tutorat, enseignements adaptés aux bacheliers professionnels et techniques pour réduire leur taux d’échec en première année) ne saurait se faire sur la base du bénévolat.

De surcroît, plusieurs signes nous font redouter un accroissement spectaculaire des inégalités entre étudiants. La suppression de la carte universitaire mettra fin au brassage social qui distingue aujourd’hui nos établissements de leurs homologues anglo-saxons. À condition d’en avoir les moyens financiers, les bons lycéens iront dans quelques universités réputées, parisiennes pour la plupart. En jouant sur la capacité d’accueil, l’« orientation active » préconisée par N. Sarkozy (lettre à la CPU) risque aussi d’aboutir à une sélection sociale au sein même des universités, entre des parcours sélectifs jugés utiles et les filières « sans débouchés » ouvertes à tous mais paupérisées.
À cet égard, il faut prendre garde au projet avancé par le président de Paris IX Dauphine qui veut introduire à côté des diplômes actuels des « grades » (encore un anglicisme !) donnant lieu au paiement de frais plus importants de la part des étudiants. Ainsi revient l’idée d’une augmentation des droits d’inscription universitaires (certains présidents avançant le chiffre de 3000 euros), alors même que les études en BTS et en classes préparatoires sont gratuites, ce qui ne choque pas ceux qui déplorent la « faiblesse » des droits universitaires depuis que les enfants d’ouvriers et d’employés y ont accès ! On peut donc craindre qu’au sein de l’offre de formation d’un même établissement, ne cohabitent des diplômes (au tarif actuel) dépréciés avec des « grades » réservés à ceux qui pourront se les payer au prix fort (la cherté étant perçue comme une preuve de valeur). Les possibilités d’ascension sociale seront d’autant diminuées.

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Les questions de budget telles qu’elles sont énoncées dans la LRU appellent de longs commentaires. La loi dote chaque université d’un budget global intégrant désormais non seulement les crédits et les dépenses de fonctionnement et d’équipement, mais aussi la masse salariale, ce qui représente une innovation majeure. Les universités seront désormais responsables de l’équilibre de ce budget et assureront elles-mêmes le versement des traitements et des salaires - probablement par le biais d’une paie à façon assurée mais aussi facturée (!) par le Trésor Public. Or l’état actuel des finances des universités est tel que les inspecteurs des Finances et de l’Éducation nationale rédacteurs d’un Cahier des charges (en date du 10 octobre dernier) destiné à piloter l’application de la loi s’inquiètent eux-mêmes de la capacité des universités à « assurer la paie des personnels » (p. 8) ! À se croire en Russie !

On voit là l’un des aspects du sous-financement chronique de l’enseignement supérieur français, bien connu. La CPU elle-même chiffre à 11 milliards d’euros l’effort nécessaire pour mettre nos universités au niveau de leurs homologues des autres pays développés (7000 euros annuels investis en France contre une moyenne de 10000 dans l’OCDE). Le gouvernement a annoncé une rallonge budgétaire d’un milliard, qui correspond pour l’essentiel à un déblocage de fonds gelés et à la compensation de l’inflation. Nous appelons donc l’État à se montrer fidèle à la tâche qui est la sienne depuis la Révolution française : la diffusion gratuite des savoirs dans toute la société. Or nous assistons au contraire à une disparition de l’État en tant qu’institution au service des citoyens, y compris dans ses fonctions régaliennes comme le montre de démantèlement de la recherche publique (CNRS), de la police et de la justice de proximité.

De plus, alors que la loi oblige les universités à se doter d’une programmation budgétaire pluri-annuelle dans le contrat conclu avec l’État, ce dernier se garde bien de s’engager (cf. le nouvel article 712-9 du Code de l’éducation : « sous réserve des crédits inscrits en loi de finance »). La LRU consiste donc en fait pour l’État à se défausser sur d’autres instances de ses responsabilités en matière de financement, en laissant à chaque université, à chaque composante le soin de gérer la pénurie, ce qui fait grandir le risque d’une guerre de chacun contre tous pour défendre ses maigres dotations. L’autonomie des universités n’a de sens qu’avec les moyens nécessaires à l’exercice de son autonomie.
La situation des LSH risque de devenir particulièrement dramatique puisque le Président de la République a déclaré à plusieurs reprises que l’État n’avait pas à financer des filières « sans débouchés » (sic !), ce qui constitue d’ailleurs un déni de réalité au regard de la très grande palette d’emplois occupés par nos diplômés, tant dans la fonction publique (enseignants, administrateurs, CRS) que dans le secteur privé. Cette politique utilitariste à courte vue - qui oublie que le savoir gratuit dispensé aujourd’hui assure l’avenir de la société demain - va aggraver les inégalités entre les universités spécialisées (comme Paris IX Dauphine) et celles qui, au nom de la conception universaliste et gratuite du savoir qui est la nôtre, remplissent en province le rôle d’un service public de proximité pluridisciplinaire ; elles seront pénalisées par une baisse de leurs dotations budgétaires pour avoir maintenu l’enseignement de la littérature grecque, de l’allemand, de l’histoire des sciences ou de l’astrophysique.

Face à ce désengagement de l’État, quelles autres ressources pourront mobiliser les universités pour éviter la faillite ? D’ores et déjà importantes (35% à Rouen), les dotations accordées par les collectivités locales ne sont pas extensibles à l’infini, d’autant moins que l’État a déjà largement profité de la décentralisation pour se décharger sur les régions et les départements de nombreuses autres compétences coûteuses, sans compensation budgétaire suffisante. En outre, un recours croissant aux financements privés ne pourrait qu’aggraver les inégalités territoriales entre régions riches et défavorisées.

La même critique doit être adressée à l’une des solutions proposées par la LRU : offrir aux universités de devenir propriétaires « des biens mobiliers et immobiliers appartenant à l’État qui leur sont affectés ou qui sont mis à leur disposition » (LRU, art. L 719-14). En effet, ces patrimoines sont de valeurs extrêmement diverses selon les cas : que l’on compare la Sorbonne avec le campus de Mont-Saint-Aignan ! Même si la loi prévoit bien « le cas échéant, une convention visant à la mise en sécurité du patrimoine », cela ne suffira pas à mettre à niveau des locaux notoirement vétustes et insuffisants. Plus encore, les universités devront alors prendre en compte dans leur comptabilité l’assurance, l’amortissement et le renouvellement de leurs biens (Cahier des charges, p. 12-13), ce qui grèvera encore plus leurs budgets.

Une autre source de financement proposée par la LRU consiste à réduire la masse salariale, en utilisant le principe de la « fongibilité asymétrique » des crédits. Cette expression obscure introduite par la LOLF signifie que les crédits affectés à la rémunération des personnels peuvent être redéployés vers les budgets de fonctionnement ou d’équipement, mais que l’inverse est interdit. En complément, les présidents d’université (assistés par leur CA) pourront gérer librement la masse salariale, en transformant par exemple des postes de BIATOSS en poste d’enseignant (ou réciproquement), ou des postes de fonctionnaires de quelque catégorie que ce soit en contractuels (CDI ou CDD). Ces réformes ont été présentées au grand public comme un moyen pour la France de recruter des « pointures » de niveau international et de freiner la fuite des cerveaux en proposant des rémunérations bien supérieures aux grilles de la fonction publique. Mais ne soyons pas dupes : il s’agit bien au contraire, comme dans le secondaire, de multiplier les contractuels mal payés et aux statuts précaires pour compenser les trous laissés vacants par la politique de non-remplacement des fonctionnaires partant en retraite. Comme de très nombreuses entreprises, les universités seront donc conduites à mener une politique de suppression d’emplois, au moyen « d’un logiciel de pilotage de la masse salariale », politique visant en premier les personnels BIATOSS (Cahier des charges, p. 9-10).

Par ailleurs, le Cahier des charges (p. 11) invite à distribuer les (rares) primes qui nous étaient accordées jusqu’ici à « un nombre raisonnable de bénéficiaires ». Cette rémunération au mérite doit être accordée « en fonction de la manière de servir ». De quel service s’agira-t-il ? Du service public d’enseignement et de recherche ? On peut légitimement en douter en lisant la suite de ce document, qui insiste sur la nécessité pour les universitaires-administrateurs de faire en permanence du « reporting » à la « tutelle » (p. 16) sur des critères purement gestionnaires. Curieuse conception de l’« autonomie » qui prétend rendre les universités « responsables » tout en les soumettant plus étroitement que jamais aux ministères de tutelle, à leurs inspections et à leur pseudo-culture managériale ! Nous rappelons avec force que cette logique comptable à courte vue n’est pas la nôtre et qu’elle conduirait à dénaturer complètement notre métier.

Imposer aux personnels de travailler plus pour gagner moins ne suffira pas pour éviter la faillite de nos universités. C’est pourquoi la LRU (art. 28) amplifie les possibilités de recours aux financements privés en ouvrant la possibilité de créer des fondations universitaires. Mais les donateurs n’entendront-ils pas exercer un contrôle sur l’utilisation des fonds et lequel ? N’y a-t-il pas un danger de les voir réorganiser nos filières en fonction de leurs intérêts immédiats ? N’allons-nous pas passer d’une tutelle à une autre, en sachant que nos capacités de négociation seront limitées par notre manque de compétences juridiques et de temps ? Les lettres et les sciences humaines ne seront-elles pas oubliées ? Dans le fond, la redistribution par le biais de l’impôt n’est-elle pas préférable parce que plus équitable ? On peut aussi craindre que, comme en Angleterre depuis M. Thatcher, l’augmentation des financements privés ne s’accompagne d’une baisse équivalente des crédits publics. Le financement privé ne saurait être la panacée et il ne doit pas servir à masquer le désengagement des pouvoirs publics, qui rendrait nécessaire le recours à une dernière source de financement.

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On le voit, on ne pourra réformer sérieusement l’université qu’à condition de remettre à plat l’architecture de l’ensemble du système de d’enseignement supérieur et de recherche et son financement. L’état actuel de l’université française ne se comprend qu’au sein d’un système qui l’oppose aux classes prépas et aux grandes écoles.
C’est pourquoi nous appelons le gouvernement à abroger cette loi écrite à la hâte, discutée entre happy few et votée en catimini, afin d’ouvrir une véritable négociation avec toutes les parties concernées : enseignants-chercheurs, chercheurs, personnels BIATOSS, étudiants, ministères, collectivités locales, fondations privées, etc.
Faute de quoi, les enseignants-chercheurs de LSH seront conduits à appeler à amplifier le mouvement actuel et à envisager de nouvelles formes d’actions pour manifester leur opposition.