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Non, les profs de fac ne font pas que 128 heures par an ! - par Jean-Baptiste Legavre, professeur des universités, Rue89, 22 février 2009

dimanche 22 février 2009, par Laurence

Pour lire ce texte sur le site de Rue89.

Outré du discours ambiant sur le temps de travail d’un enseignant-chercheur et la méconnaissance de la réalité du quotidien d’un enseignant à la fac, ce professeur des universités en information et communication a listé pour Rue89 l’ensemble de ses activités sur la semaine du 2 février.

Les universitaires seraient-ils indéfendables parce qu’ils ne feraient "que" 128 heures de cours ? Le seuil serait-il si ridicule qu’il faudrait, dans une conception punitive de l’évaluation envisagée par le gouvernement, obliger ceux qui font moins de recherche à faire plus de cours ? Faudrait-il que les "mauvais" chercheurs soient plus souvent devant les étudiants, quand les "meilleurs" seraient dans leur laboratoires ou devant leurs ordinateurs ?

Faudrait-il que les évaluateurs soient d’abord le président de l’université et son entourage distribuant, dans une logique proprement politique, les prébendes ou autres caramels composés de primes, postes, avancements et responsabilités ? Y compris lorsqu’ils sont étrangers à la discipline de l’universitaire contrôlé ? Et alors que les enseignants-chercheurs demandent pour la plupart que des commission nationales indépendantes soient, discipline par discipline, les "juges" les plus décisifs.

"Médiocre", a lancé le président de la République au professeur des universités que je suis dans son discours qui a cristallisé le mouvement actuel de protestation. Je suis enseignant-chercheur depuis près de vingt-cinq ans, titulaire depuis 1993, aujourd’hui dans une discipline au nom improbable : "les sciences de l’information et de la communication". Elle pourrait s’appeler "sciences des médias". J’habite Paris et j’enseigne dans une université de banlieue, Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Je co-dirige un master professionnel.

Petites et grandes tâches, loin de l’idée qu’on se fait de la "grandeur" du métier.

Je ne fais pas (que) 128 heures de cours. Ce seuil n’a aucun sens sinon pour ceux qui nous ont déjà condamné avant de comprendre ; tous ceux qui aimeraient des universitaires serviles au seul service d’un système qui montre tous les jours ses limites.

Mon agenda de la semaine du 2 février donne une assez bonne idée de mes activités. Ses logiques peuvent paraître éclatées. Le quotidien est fait de petites et grandes tâches qui sont loin de toujours correspondre à l’idée que je me fais de la "grandeur" du métier. Recherches, enseignements et responsabilités administratives y sont en tout cas étroitement mêlées.

Lundi : le matin, je reçois une candidate de 40 ans qui pourrait suivre l’an prochain en formation continue le Master dont j’ai la co-responsabilité. Une heure d’entretien. Elle a beaucoup de questions. Elle hésite à poser sa candidature. Puis une étudiante de M1 qui voulait des conseils pour un entretien pouvant déboucher demain sur un stage de trois mois. Une demi-heure pour lui donner quelques « "trucs" et la rassurer.

Puis une heure pour trouver une armoire qui accueillera les mémoires et autres rapports qui s’empilent dans mon nouveau bureau -ça ne fait que cinq mois que je tente d’en obtenir une supplémentaire. Quelques mails. Je revois mon cours pendant trois quart d’heure.

L’après-midi, trois heures d’enseignement devant quarante étudiants de M1 ("Management des stratégies d’opinion"). Fin d’après-midi, une heure d’entretien avec un journaliste pigiste ("free lance" ou "indépendant"). Je travaille en ce moment sur les journalistes qui, tout en ayant une carte de presse et faute de ressources suffisantes, écrivent aussi des journaux d’entreprise ou des plaquettes de promotion. A travers eux, je réfléchis à ce que peut-être une frontière professionnelle -la communication est généralement rejetée par les journalistes. Et plus largement ce que signifie subvertir les limites consacrées d’un groupe.

Mardi : six heures de cours, devant soixante étudiants (trois heures pour leur parler des "Enjeux contemporains de la communication" ; puis trois heures en "Analyse des médias"). J’ai relu mes notes pendant le trajet d’une heure et demi dans un train de banlieue.

Le midi, j’ai un rendez-vous avec un traiteur pour finaliser et négocier les tarifs de vingt repas à servir dans deux semaines pour les intervenants d’une journée d’étude sur la communication interne, journée organisée pour et avec les étudiants du master au cours de laquelle des professionnels et des universitaires échangeront. L’idée est aussi d’en faire un livre collectif ensuite.

A la fin de mon cours de l’après-midi, une étudiante du premier semestre m’attend devant l’amphithéâtre. Elle me demande une lettre de recommandation et m’en explique la nécessité. Une autre veut avoir des conseils : elle a deux propositions de stage, lequel choisir ? Puis, je cherche en vain des cartons dans la faculté pour pouvoir déménager mon bureau comme il m’a été demandé -il est désormais dans un autre bâtiment. Les appariteurs me proposent avec le sourire d’aller moi-même en chercher dans la grande surface commerciale à dix minutes de l’université. L’un d’entre eux, sans doute plus charitable, me donne un carton au format A4…

Mercredi : deux entretiens le matin avec des pigistes ; l’après-midi, quatre rendez-vous avec des élèves d’une des grandes écoles de commerce parisienne pour le suivi de leur mémoire -j’y interviens ponctuellement. L’une d’entre elle m’explique que son salaire d’embauche sera équivalent à celui que je gagne après vingt-cinq ans d’enseignement. Elle semble autant amusée que consternée.

Le reste ? Du travail administratif pour organiser les examens à venir du M2, vérifier que les études de cas sont arrivées, relancer deux professionnels en retard qui doivent me donner leur sujet, téléphoner à un consultant pour la seconde promotion du M2 (en apprentissage) et tenter de retrouver un créneau pour le cours qu’il m’a déjà fait déplacer deux fois, ses clients étant prioritaires- je "gère" une cinquantaine d’intervenants pour deux promotions de M2, l’une étant en apprentissage. Pas de secrétaire pour le faire, la "mienne" s’occupe de quatre diplômes et de la gestion quotidienne d’un département.

Puis, une heure à relire les épreuves d’un chapitre d’ouvrage collectif dirigé par deux collègues. Je passe une demi-heure au téléphone avec une "dircom" d’un grand groupe basé dans le sud de la France. Elle me dit qu’elle ne voyage qu’en première classe et qu’il paraît bien compliqué de rejoindre la banlieue parisienne -ma faculté est à Guyancourt. Je lui explique le plus calmement possible que les normes fixées par nos autorités de tutelle nous permettent de rembourser son billet seulement en seconde classe. Je la sens moins motivée pour intervenir. Elle m’annonce que désormais, je traiterai de ce dossier avec sa secrétaire…

Jeudi : encore des entretiens avec deux pigistes, au téléphone, ils habitent en province. Je les appelle de mon domicile -le téléphone de mon bureau à l’université m’interdit d’appeler la province. Le plus long entretien dure une heure quinze. Beaucoup de mails d’étudiants à traiter : des plans de rapports à regarder ; des questions à résoudre ; une étudiante déprimée me demande de la rencontrer pour me parler ; je corrige une questionnaire établi par un groupe d’étudiants pour une enquête auprès des téléspectateurs d’une télévision locale (je tente de les former aux techniques d’enquête) et discute avec eux par mails de son amélioration pour que nous puissions ensemble commencer l’enquête. Je réalise un entretien d’une heure au téléphone à 22 heures avec un pigiste travaillant dans le sud de la France.

Vendredi : une responsable de communication se désiste pour la journée d’étude. J’active par mails mes quelques relations. On me donne plusieurs noms possibles. Je téléphone à plusieurs d’entre eux. Je traverse Paris et passe rapidement dans une grande bibliothèque pour emprunter un ouvrage… qui est exclu du prêt.

Déjeuner avec une collègue : mi-détente mi-partage d’expérience. Je passe trois heures dans un séminaire sur le journalisme à la maison des sciences de l’homme. Deux doctorants présentent une enquête passionnante et les échanges nous font tous progresser. Nous sommes six dans une salle, deux titulaires, deux docteurs et deux doctorants. Je me surprends à envier le temps qu’ont ces jeunes pour enquêter, lire, écrire et nous stimuler en nous prouvant qu’ils ont des choses à nous apprendre. Deux sont pourtant dans l’attente trop longue de postes qui ne viendront peut-être pas.

Rentré chez moi, j’écris un mail à un des doctorants pour lui proposer d’écrire un chapitre dans un ouvrage que je commence à construire sur "l’informel dans le rapport aux sources des journalistes". Il me répondra de manière modeste et passionnante : il accepte. Une lumière de plus dans cette journée.

Mais avant cela, j’achète vite un ouvrage dans une grande librairie de sciences sociales à une demi-heure du lieu du séminaire. Je dépose ensuite des CDRom chez une doctorante que je tente de ne pas trop exploiter pour retranscrire en urgence sept entretiens réalisés avec ces pigistes -j’ai réussi à trouver un (modeste) financement. A mon domicile, j’échange longuement par mail avec une pigiste que j’ai eue au téléphone. Je tente de garder mon calme devants son agressivité : sans doute un effet de la précarisation, elle me dit à travers moi tout le mal qu’elle pense des universitaires.

Samedi et dimanche : trois heures de travail, entre préparation d’un nouveau cours et gestion administrative. Un peu de lecture.

Tous les soirs de la semaine sauf le samedi, travail entre 22 heures et minuit ou, plus souvent, une heure du matin. Coucher sur le papier quelques hypothèses ou pré-conclusions, lire des articles ou bouts d’ouvrages pour solidifier l’ensemble. Mais surtout répondre à des mails d’étudiants et organiser le quotidien du diplôme.

Le métier d’universitaire se fait de plus en plus par Internet : j’ai rédigé 326 mails en une semaine. Moins d’une dizaine d’ordre privé. Une dizaine pour plaisanter avec des collègues. Une dizaine avec deux collègues avec qui j’organise cette journée. Une vingtaine avec le co-directeur du diplôme pour caler son organisation. Une trentaine pour échanger sur les mobilisations pour faire reculer le Gouvernement. Trois pour demander à ma compagne de me faire des tirages papier sur son lieu de travail, mon imprimante est en panne, l’université ne peut me remplacer une des pièces avant deux mois.

Le reste des mails concerne les étudiants ou la secrétaire du diplôme pour transmettre l’emploi du temps, lui dire de ne pas oublier de vérifier la liste d’émargements de la semaine ou lui demander si les comptes permettent de prévoir un petit-déjeuner avant de commencer la journée d’étude.

Si ce n’était cette mobilisation contre Valérie Pécresse, ces jours ont été (presque) ordinaires. Je n’ai pas toutes les semaines des entretiens ou une journée d’étude à organiser. Des copies ou rapports à lire, un peu d’écriture, plus de lectures, plus de cours ou plus de rendez-vous avec les étudiants auraient pu les remplacer. Mais le rythme aurait été équivalent.

Bloquer la "machine" en démissionnant de nos responsabilités administratives ?

Cette semaine a charrié son lot de frustrations. J’ai certes pour une fois réussi à m’extraire du quotidien pour ma recherche en cours. Mais ce travail administratif est toujours aussi chronophage et les étudiants toujours aussi demandeurs de liens directs -Internet les a désinhibés…

Je n’ai pas réussi non plus à dégager du temps pour écrire. Le lot commun. Il faudra attendre les vacances et l’été. Ou le week-end précédant la journée d’étude. Je m’enfermerai pour écrire. Je refoule ma mauvaise conscience alors que des collègues dans d’autres départements font grève. J’ai tenté de relayer autour de moi l’idée de bloquer la "machine" en démissionnant de nos responsabilités administratives. Je n’ai pas eu beaucoup de succès.

Une manifestation nationale est programmée dans une semaine. Elle est pour moi une évidence. J’ai dû pourtant manifester moins de cinq fois dans ma vie. M’imaginer parmi les contestataires amuse au plus haut point mes trois enfants.